L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Bondrée, Andrée A. Michaud (Rivages / Noir) – Seb
Bondrée, Andrée A. Michaud (Rivages / Noir) – Seb

Bondrée, Andrée A. Michaud (Rivages / Noir) – Seb

« Les grandes chaleurs, comme les grands froids, rendaient toujours la tâche plus difficile. Dans le premier cas, on traînait les pieds en espérant le vent, la pluie, en songeant aux odeurs de pourriture qu’amplifierait l’humidité. Et on n’y croyait pas, on se disait bêtement qu’aucune catastrophe ne pouvait survenir en plein soleil. L’été se prêtait mal aux fins tragiques et on invoquait le ciel pour que le cadavre remue un doigt, pour qu’il entrouvre une paupière, puisqu’il se reposait seulement de la lourdeur du temps.
On essayait de se convaincre, malgré les mouches qui bourdonnaient près de la plaie. Dans le second cas, il vous semblait que tout était dévasté ou allait bientôt l’être, que le drame sur lequel vous enquêtiez n’était qu’un prélude à ceux qui suivraient. »

L’histoire. Eté 1967, confins du Québec et du Maine, autour du lac de Boundary pond, en pleine forêt. Une adolescente, Zaza, dont les parents possèdent une maison d’été sur les berges du lac est retrouvée morte, la jambe dans un piège à ours. Mais une autre jeune fille disparaît et l’inspecteur Michaud commence à flairer une affaire merdique à souhait.

Lorsque ce roman est paru en France, il a provoqué un certain émoi, une secousse sysmico-littéraire notable, on voyait la couverture partout, il y avait des papiers dans tous les bons blogs et la presse papier s’esbaudissait à l’unisson. On avait découvert une romancière qui venait de chez nos cousins du Québec, il y avait ce supplément exotique.
On ne va pas se mentir, tout cela n’était pas exagéré. Ce roman recèle une puissance évocatrice stupéfiante. Le lire revient à entrer un jour de canicule dans les eaux noires d’un lac, la fraîcheur nous saisit, nos pieds nous transmettent des informations sur les choses étranges que l’on sent du bout des orteils, des trucs qui agrandissent l’imagination flottent entre deux eaux, on est partagé entre l’envie de sortir en courant et le désir de rester. Parce qu’il y a une atmosphère et beaucoup à apprendre.
Ce roman est brillamment construit. Une alternance narrative entre une personne omnisciente et la jeune Andrée, qui a vécu les évènements. C’est toujours très efficace ce genre de méthode, quand c’est bien fait. On entend un narrateur omniscient qui nous refile des infos que les personnages n’ont pas, c’est une forme d’ironie dramatique et cela crée un double intérêt : on veut savoir qui a tué, et on s’inquiète de savoir quand le ou les personnages vont entrer en connaissance des infos qu’on détient.


Mais très vite, je me suis désintéressé de savoir qui était l’assassin. Tout l’intérêt de ce roman est ailleurs, il réside dans la narration, Andrée Michaud nous porte, on la lit et on l’écoute, on est à la veillée autour du feu et on écoute, et on n’a pas envie que ça finisse. Il y a un brassage linguistique extrêmement réussi, des expressions anglo-américaines se mêlent aux formules québécoises, ça chante, ça sonne, c’est beau, c’est beau (comme le dirait Ginette Réno en chantant Un peu plus loin un peu plus haut). Il y a une description de la Nature, on sent les odeurs d’épinette, les moisissures du sous-bois, l’air frais au-dessus de l’eau, la texture de la brume, les fleurs. Je ne veux pas faire rougir Andrée Michaud, mais elle habite au même étage que James Lee Burke.

Photo : Hans Lucas / AFP.

Page 25 : Dans ma cabane, je m’exerçais à crever des bulles comme on s’exerce à créer des ronds de fumée, puis l’enterrais la gomme sous les aiguilles de pin et retournais au lac, aux pistes d’écureuils, à tout ce qui me comblait alors, à ces choses simples remplies d’odeurs qui me permettraient de revivre mon enfance et de toucher la simplicité du bonheur chaque fois qu’un froissement d’ailes soulèverait un parfum de genièvre. Quand on parvient à tisser de cette manière la Nature et la psychologie, on est indéniablement une pointure.
L’auteure nous régale avec la description de cet été lointain, un été comme en a connu, l’insouciance, les baignades, la nature foisonnante, les senteurs qui s’échappent des cuisines, l’absence de limites, pas d’horaires, c’est soudain le monde plus vaste et la vie plus grande. Puis elle nous fait glisser vers le sombre, la première morte, l’inquiétude, la tension, la suspicion. Quand un crime est commis au sein d’une communauté, c’est toujours un drame, c’est dramatique parce que ça fendille le vernis de communauté parfaite, on commence à s’interroger sur son voisin, on trouve des choses banales étranges ou bizarres, et puis on a honte de penser ça, parce qu’on fait partie de la communauté. Mais quand-même, l’autre jour, le fils Machin, il avait l’air bizarre derrière la cabane, et l’autre connard au bout de la rue, il est rentré très tard le soir où Zaza a disparu. Le sel corrosif du doute est entré, il n’en sortira plus.
Bondrée, c’est un rappel de ce que c’était qu’être ado, et c’est un rappel ou un avertissement de ce que c’est qu’être parents, comme avec cette phrase sublime : Il s’était aussi contraint à cette tâche pour sa fille, Emma, qui aurait bientôt l’âge de la victime et entrerait dans ce long couloir où les femmes doivent courir lorsque la nuit tombe. Les pages 136 et 137, d’un très haut niveau littéraire, vous dépèceront le cœur.
Bondrée, c’est une immersion. Une immersion dans la psychologie des protagonistes, dans celle d’une adolescente narratrice, dans celle d’un flic pugnace, dans celle des parents.
Et puis c’est toujours un bon point de commencer par une légende, celle d’un trappeur qui se serrait installé à Boundary pond pour échapper à l’enrôlement lors de la seconde guerre mondiale et qui se serrait suicidé à cause d’un blessure de cœur. Au début de l’histoire ne restent de lui que les ruines d’une cabane et des pièges disséminés dans la forêt. Et sa légende. En plus il porte le nom et le prénom d’un libraire très apprécié qui a vécu et exercé près de chez moi, à Tulle.
L’auteure est une fan du Maître, et ce n’est pas un hasard si elle a placé son récit si près du Maine, ce trappeur dont le fantôme rode encore sur les lieux de sa mort, c’est peut-être Grippe-sou, ou bien Frank Dodd, le tueur de Dead Zone, c’est peut-être Cujo qui bave de rage, ou simplement, c’est le mal que nous portons toutes et tous en nous.

Seb.

Bondrée, Andrée A. Michaud, Rivages / Noir, 379 p. , 9€50.

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