François Durif a l’art en lui, dans son regard et sur les choses de la vie, tout en paradoxes si pleins de sens, quand on les laisse être. Comme des confettis, appelés « coriandoli » en italien, ces choses qu’on jette en l’air , parfois sans les lire entre les lignes, ce que François Durif fait pour nous. Et les confettis, artistiquement et artisanalement posés là, ouvrent devant nous un vortex inattendu de vie pure et écrite. Car le confetti, et tout ce qu’il dit, n’est pas qu’un détail.
Être autre chose que ce qu’on attend de nous, surprendre, secouer le réel pour qu’aucune illusion ne le sédimente, c’est tout l’art de François Durif, ceux qui ont lu Vide sanitaire (Verticales, 2021), son précédent livre, le savent, puisqu’il nous sortait des chemins battus pour nous faire comprendre, entre autres, que « L’art se fomente en dehors du monde de l’art. » En 2022, à son arrivée à la villa Médicis, pour une résidence d’un an, en tant que pensionnaire, il décide que sur sa carte de visite, au lieu de « scrittore », écrivain, il sera « mercante di coriandoli », marchand de confettis.
La résidence à Rome avait un sens : lire, écrire, regarder, observer, faire du vide (pas forcément sanitaire) un plein (ce livre) et, au final, en aptothéose, organiser un carnaval. Mais. Advient la mort de son père puis de sa mère, le séjour romain est alors interrompu par des retours en France, et le carnaval impossible à organiser. Alors l’écriture prend un autre tournant, celui, aussi, d’un retour à soi, à l’enfance pulvérisée par le double deuil.
Et le texte reste malgré cela si touchant, si tourné vers les autres, tous les autres, comme un trait d’union salvateur entre la vie et la littérature, le deuil et l’amitié. Empli de sage ironie face aux tristes aléas de la vie, d’éparpillement serein, une reconstitution de vie qui touche au cœur par sa sincérité. Entre autres.
Un parcours complexe, à la fois littéraire, italien et intérieur : écrire pour réassembler ce qu’on aurait, sans cela, peut-être oublié.
Dans ce deuxième opus, il continue donc sur sa route d’écriture-performance, Torno subito, signifiant « Je reviens tout de suite ». Si l’on devait résumer ce livre ? On ne le résumerait ni narrativement ni en détail. Ce serait passer à côté d’une essence à la fois rare et universelle il nous offre, sans masque, mais en vérités inattendues une frise autobiographique faite de récit familial, personnel, un fil de soi et une histoire du confetti, une réflexion fine, aussi, sur la création.
Il ne s’agit ni de vivre ou de survivre mais de regarder, de faire, et d’ainsi faire sens d’une suite de changements, de vie dans tous les sens du terme, l’art et l’écriture étant une tentative de garder le cap dans tous ces bouleversements, de faire du dur métier de vivre un véritable terrain de jeux et d’expérimentations. Vivre avec.
Une mosaïque d’amitiés, des mots, de musiques, de bribes de souvenirs et de références qui ainsi réassemblés dansent ensemble et existent autrement.
Par un doux mouvement d’ondes, nous cheminons dans ses pensées sinueuses. Pensées peuplées de tous ceux qui l’accompagnent et perforent amicalement son texte – Gaëlle Obiégly, Thibault, Kafka, Filliou, Villon, Michaux, Benjamin, Pasolini, Duras mais aussi Brigitte Fontaine, Franco Battiato, Christophe, Mashrou’Leila, Sophie Hunger (longue et fine liste de confettis ainsi lus, liés)
« Ce n’est pas le rêve d’une vie, ce sont des moments de vie qui, une fois montés, font récit et expulsent celui qui en est l’auteur. C’est l’histoire d’un ex-croque-mort mis au jour par ses déblais, même. »
L’auteur-guide-performeur nous montre et nous explique, si bien accompagné, formé et inspiré, ce qu’écrire est. Une béquille, un autre point de vue, car lu. Transformer ses archives en confettis. Un projet fou. MAIS.
« Lors de mon transbahutement en Italie, j`ai emporté : soeurs, amis, amant imaginaire, père, mère, et leur cancer dormant, la menace de la mort à tout moment, des cartons de livres, des cahiers vierges, des classeurs bourrés, des traces de vie passée, des notes manuscrites jamais relues, des tas de papiers que je voulais détruire, des boîtes remplies d`images découpées, des tapuscrits dont je ne retiendrais que quelques bribes, avant de tout réduire en confettis et de les voir se disperser sous mes yeux. »
Reconstituer le réel avec ce que recèle le passé ainsi déchiqueté pour en faire un autre sens, continuer à méandrer.
Il est donc question de confettis, de parents, d’adolescence à Clermont-Ferrand, de parcours d’artiste plasticien, d’années en tant que croque-mort –rappel de l’intense lecture qu’avait été « Vide sanitaire » – de souvenirs de famille, d’amour de la danse, de pertes de parents et de repères, de permis de conduire, de rencontre avec un binôme éditorial et vertical, Jeanne et Yves, de la Villa Médicis, de cette résidence si pleine de rencontres et d’inattendu, d’amants qui n’en sont plus mais auxquels on ne cesse de penser, un repère, un témoin d’émotions intimes et profondes, réelles comme tatouées, d’anecdotes drôles et d’autres moins drôles, de beauté pure et sans masque social, en tout cas.
« Alors que le contrat passé avec moi-même consiste à me défaire d’une partie de mes archives en les réduisant en confettis, je suis envahi par des bris de l’enfance, comme s’il me fallait à nouveau en passer par un chemin parsemé d’obstacles, de portes successives. Bon. On n’écrit pas non plus pour tout garder, tout dilapider. On n’écrit bien qu’en dessous de sa puissance. »
Toute une vie, des failles, des pertes, des redites, des boucles qui reviennent, mais qui par les nuances dues à la répétions, vivent devant nous. On lit et on croit assister à un spectacle, et pourtant. Les mots sont là, posés sur les maux, et nous font avancer.
Ce n’est pas ce que ce livre est irrésumable, c’est que le résumer serait passer à côté d’un confetti vital que sans lui on aurait ignoré.
Et on continue à apprendre des mots et leur sens étymologique, comme le ferait un « rhyparographe » : « peintre de détritus ».
« Entre la vie et le récit que l’on s’en fait, il y aura donc toujours un écart. Ce que l’on sait de sa place dans le monde, est-il possible de l’écrire, de le partager ? Je n’en suis pas très sûr, mais rien n’empêche d’y aller – dans les brisements et les tremblements. »
« Performer c’est perdre la forme, c’est faire quelque chose avec la perte. Impossible de transcrire un moment pareil »
« Ecrire comme on performe, pas certain d’accéder à cette intensité, ce sont deux temporalités distinctes. »
Pourtant, pourtant, les temporalités sont là, claires et en strates pleines de sens,
« Les pensées sont comme des papillons ; si tu veux les garder vivantes, il ne faut pas s’amuser à les épingler dans une boîte fermée ; sinon, tu deviens un entomologiste amateur : ce que tu manies alors, c’est mort. »
Alors lisons, restons vivants ce faisant et jouons ensemble malgré la noirceur des jours, faisons de l’art et de l’écriture un continuum comme le fait lumineusement et lucidement François Durif, écrivain inenfermable dans une case ou un genre, particulièrement singulier et, de fait, immensément attachant.
Margot.
Torno Subito, François Durif, Verticales, 256 p., 22 €.