« L’asiatique se détache sur fond de gardes du corps sanglés dans de longs imperméables de cuir gestapistes ; le perron paraît trop petit pour les trois hommes. Derrière eux, personne dans l’impasse. Un brouillard timide commence à se former au ras sol, en étoles de gaze mouillée qui semble naître du pavage de la chaussée. »
La quatrième de couv dit « un roman noir insolite et envoûtant ». La personne qui a écrit cela a diablement raison. Il paraît que c’est le grand livre de Jean-Hugues Oppel, je veux bien le croire, et franchement, je connais un paquet d’autrices et d’auteurs qui signeraient tout de suite pour avoir leur blaze sur la première de couv. Mais c’est Jean-Hugues Oppel qui l’a écrit. En 1995, ce roman fait une sorte de grand chelem en remportant le prix Mystère de la Critique et le Grand prix de littérature policière, et ça, ça n’arrive pas par hasard ni par un coup de chance.
Jean-Hugues Oppel, c’est une voix. Singulière. C’est bien, les voix singulières. Avec elles, on voyage, on se transporte ailleurs, on fait des rencontres, on apprend une autre langue nichée à l’intérieur de la langue. Un langage argotique qui est dosé avec soin pour ne pas perturber la lecture et qui est suffisamment présent pour faire exister le personnage d’Émile. Sacré personnage le Emile. Ancien docker, docker à l’ancienne, un rustique, mis à la retraite d’office à la suite d’un accident du travail. Il n’était pas prêt le Émile, alors il picole sa pension pour oublier le bon vieux temps, ou se le remémorer.
Émile, il est lecteur de Steinbeck, ouaip, le prix Nobel de littérature. Çuilà même. Son roman fétiche c’est Des souris et des hommes, comme je le comprends. Ce livre, c’est ce qu’il possède de plus précieux dans le taudis qu’il habite. Comment oublier Lennie et Georges ? Stephen King a rendu un magnifique hommage à ce roman Noir avec un de ses romans écrit sous le pseudonyme de Richard Bachman, si tu as envie de le lire tu ne seras pas déçu, ce livre s’intitule Blaze, il n’est pas très connu parce que c’était la première fois que le Maître s’esquivait du Fantastique et de l’Épouvante, mais c’est un magnifique roman, et quand tu le lis, tu sens tout l’amour que King a pour Steinbeck. Et pour Lennie et Georges.
Je ne vais pas te raconter le début de l’histoire, mais je vais te dire que ce roman, Ambernave, c’est comme une mise en abime par rapport à Des souris et des hommes. Une mise en abime pour Émile. Et c’est beau, c’est poétique, c’est de la langue au service d’une histoire et un auteur de première bourre au service de la langue. Il faut savoir que le gazier ne sait pas résister à un bon mot, et que tu vas en trouver tout du long, mais là aussi, c’est dosé. Il affectionne les allitérations et les assonances, comme page 183 : Le policier laisse retomber la tête disloquée. Elle fait floc dans la flaque aux pieds du flic. Ça, j’adore. Elle fait floc à mes oreilles, aussi.
Si tu as lu l’exergue, tu sais déjà que l’auteur sait écrire. Tu as vu la dernière phrase « en étole de gaze mouillée… », du grand art.
Dans ce roman Noir (ça mérite une majuscule), tu vas croiser une faune très originale et intéressante, qui raconte la banalité de l’espèce humaine et ses éclairs de beauté, ceux qui font qu’on renonce à faire sauter illico la planète pour la débarrasser des humains, finalement. Pour l’instant.
La galerie de personnage présente une rare homogénéité, les dialogues se savourent comme ceux de Michel Audiard, dans la verve je veux dire, mais rien n’est gratuit, et quand tu lis les dialogues, tu sais d’où parle l’auteur.
Je ne vais pas en faire des tonnes ni dithyramber jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce roman est sec dans un lieu très humide, il y flotte l’héritage des grands anciens, l’atmosphère n’y est pas créée, elle existe, et les personnages que tu vas croiser sont épais, profonds ; et puis tu clignes des yeux et tu te rends compte que tu t’es attaché, et que tu ne sais pas comment tu vas faire après la dernière page, sans Émile ni Johé.
Seb.
Ambernave, Jean-Hugues Oppel, Rivages / Noir, 259 p. , 8€15.