« Le bassin de l’Atchafalaya est de ces lieux où l’on se réfugie lorsqu’on n’a plus sa place nulle part. Il s’étend sur des centaines de kilomètres carrés, ensemble de bayous, canaux, sablonnières, îlots de saules, baies immenses à l’intérieur des terres, et bois inondés où des volées de moustiques vous bourdonnent autour de la tête comme un casque frémissant tandis que vous écrasez vos bras de claques et de tapes jusqu’à vous couvrir la peau d’une pâte visqueuse où se mêlent le rouge et le noir. À vingt minutes de Baton Rouge, une heure et demie de La Nouvelle Orléans, vous êtes à même de percer un trou dans notre dimension et retomber dans le vieux sud des pauvres bouseux de blancs, coonass et péquenauds primates, dont vous pensiez qu’ils avaient été complètement dévorés par les promoteurs immobiliers des banlieues de la Sunbelt, la Ceinture du Soleil. »
L’histoire. La famille Sonnier, que connaît très bien Robicheaux, a des problèmes. Weldon, qui possède des puits de pétrole – avec qui Dave Robicheaux est allé à l’école – a eu sa maison retournée par deux types de la mafia et sa sœur, Drew – avec qui Dave Robicheaux a eu une aventure étant plus jeune – a été retrouvée avec la main clouée à son perron. Quant à Lyle, l’autre frère – avec qui Dave a combattu au Vietnam – il est prédicateur, roule sur l’or mais quelque chose cloche chez lui. Belle Mèche sent que la fratrie est menacée par un lien nauséabond qui trouve sa source dans un passé non réglé. Avec sa vieille connaissance, l’incroyable privé Clete Purcell, il n’est pas au bout de ses surprises.
Tu as lu l’exergue ? Ça envoie du lourd hein !? Du James Lee Burke pur jus. C’était courant août, je venais de lire un fameux polar écossais dans le genre hard-boiled (Janvier noir, d’Alan Parks) et je fus pris par une violente envie de bayou, de chaleur moite et de plats de crevettes relevées de sauce piquante. Bref, j’étais en manque de l’écriture du papa de Dave Robicheaux.
Je n’ai pas été déçu. On n’est jamais déçu avec ce gars-là. Encore une fois il nous offre une plongée dans ce sud âpre mais sublimé par son style inimitable, il creuse les liens humains qui se tissent sur cette terre de souffrance, sous le soleil goguenard. Fouiller le passé n’est jamais une sinécure, on est obligé de se confronter à des fantômes urticants qui aspirent au repos et à la paix, on exhume des saloperies et des comptes non réglés. Évidemment, cela se complique lorsque la mafia et la politique s’en mêlent (s’emmêlent, aussi).
James Lee Burke nous offre un de ses meilleurs roman, il le tapisse d’une galerie de personnages admirablement travaillés, il leur donne tout ce qu’il a pour qu’ils vivent du mieux possible entre ces pages, on sent qu’il les aime tous. Mais il n’a pas d’égal pour décrire une situation en quelques lignes, c’est propre et net, tout est parfaitement clair.
« Au fil des années, j’avais vu les joueurs de l’Ombre débarquer en Louisiane du sud sous une forme ou sous une autre : les compagnies pétrolières et les industries chimiques qui drainaient et polluaient les marais ; les promoteurs immobiliers capables de vous transformer des hectares de cannes à sucre et de vergers de pacaniers en kilomètres de lotissements aux maisons identiques avec centres commerciaux à l’esthétique d’un réseau d’égouts ; et la mafia, qui opérait depuis La Nouvelle Orléans et vous apportait la prostitution, esclavage de blancs, machines à sous ; et finalement stupéfiants, et qui avait deux syndicats importants d’ouvriers sous ses ordres. »
En fait, je dois confesser une évidence : si les histoires de monsieur Burke ne racontaient rien, s’il ne se passait absolument rien ; par exemple s’il relatait une promenade le long du bayou, sous les saules, avec cette odeur de vase qui circule en permanence, surtout le soir quand les marais respirent, je la lirais avec avidité, parce qu’il me tient sur la langue, sur l’écriture. Il me parle de certains arbres, les nomme, de fruits et de la faune. Il décrit les plats locaux et je sens les parfums et j’ai faim, et ça apporte du réalisme, tout devient si réel. L’inspecteur Robicheaux, du bureau du shérif de New Ibéria est un des plus beaux personnages de l’histoire de la littérature, je pèse mes mots avec soin.
« Mais je n’arrivais pas à dormir ; j’essayais en vain de faire le tri dans mes réflexions, de la même manière qu’on gratte la croûte d’une écorchure dont on sait pertinemment qu’il ne faudrait pas y toucher. »
Quand je lis un roman de James Lee Burke, je n’ai de cesse de m’arrêter pour noter tel ou tel passage pour ce blog. Et puis je relis ces passages, je me régale et je me demande à chaque fois comment il fait ça. Il a dû en passer du temps à observer le monde et la Nature pour disséquer si vertement et précisément les choses. Tout semble si simple sous sa plume. Il est un des rares à hybrider avec classe le Noir et la Poésie, c’est pas rien. Mais nous savons bien que lorsque cela a l’air facile c’est qu’il y a énormément de travail derrière. Je ne dirais rien sur ce qui se passe dans cette histoire, je m’engage simplement à affirmer que tu ne seras pas déçu, ou déçue, parce que tu as entre les mains le fruit du travail d’une des plus belles cylindrées des lettres américaines. Je te laisse avec un autre extrait, des fois que ma parole ne suffise pas, ce que je comprends.
« L’air du matin était moite et frais au milieu des arbres noyés et dans les zones d’ombres, sous la brume qui montait des eaux, on entendait le bruit des plongeons des perches de mer en bordure des nénuphars, le battement d’ailes d’un héron qui prenait son envol avant de filer au milieu d’un canal courant entre deux rangées d’arbres pareilles à un long couloir avant de disparaître, petit point noir semblable à une énigme, dans le cône du soleil qui brillait à l’autre extrémité. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy Michalski.
Seb.
Une tâche sur l’éternité, James Lee Burke, Rivages / Noir, 475 p. , 9€65.