Deux romans de David Joy.
Le Poids du Monde
Un petit morceau de la quatrième de couverture, pour le plaisir, et une chronique qui revient sur un roman qui m’a pulvérisé le cerveau quand je l’ai lu il y a une paire d’années… Je viens donc de le relire. Pourquoi maintenant, me demandes-tu avec une lueur gourmande dans les yeux ?
Parce que.
Parce que je viens de terminer Les deux visages du monde et que j’ai encore le visage de Toya dans la tête. Je te mets la chronique juste après celle-ci…
« Un roman parfait, qui va rester dans toutes les mémoires. » disait Donald Ray Pollock.
J’avais dit un petit morceau…
Voilà, donc.
Genre quand Donald Ray Pollock te dit que tu peux y aller en confiance…
Juste te dire un truc. T’as déjà rêvé d’avoir Steinbeck ou London comme prof ?
David Joy, il l’a fait. Son prof, c’était Ron Rash. Tu peux imaginer comment t’arrive en avance en cours, et comment tu pars en retard ?
C’est le préambule…
Contrairement à ce que j’ai pu lire ici et là, surtout là d’ailleurs, parce que d’aucun a encore tendance à dire des conneries, il y a de l’amour dans ce roman.
Tu vas y croiser Thad, et puis Aiden, et puis April aussi. Tu vas les aimer tous, et tu vas essayer de comprendre pourquoi les choses s’emmêlent pour devenir un bourbier dans lequel tu vas t’enfoncer avec eux. Un bourbier saumâtre duquel tu vas avoir, toi aussi, du mal à sortir.
C’est en Caroline que ça se passe, celle du nord. C’est chez David Joy. Dans sa maison.
C’est la nature aussi, mais pas la même que chez nous. Là-bas, elle est dure, bien plus que les forêts dans lesquelles tu vas te balader le dimanche pour ramasser des champignons…
Alors bien sûr, tu vas me dire « Encore ! Encore un roman qui se passe au fin fond d’un pays où je ne foutrai jamais les pieds ? »
D’abord, t’en sais rien si tu n’y foutras jamais les pieds. On peut faire confiance à la vie pour te balancer des claques, plus souvent que tu le voudrais vraiment, et si ça se trouve, elle a prévu de te muter en Caroline du Nord.
Deux mômes, deux destins parallèles et pourtant si dissemblables. Deux destins liés à ce que la guerre va faire de l’un des deux personnages. J’allais dire principaux, si tant est qu’April ne soit pas, elle aussi, un des personnages principaux.
À voir.
Et tu vas entendre parler de l’Afghanistan, et de ceux qui en reviennent, et ils sont meurtris pour le temps qu’il leur reste à vivre, et ils n’ont plus que l’alcool et la drogue pour essayer d’oublier ce qu’ils y ont fait.
Tu vas lire l’absence de ces mères, parties trop tôt, et qui laissent des fils démunis, sans amour autour d’eux pour panser les plaies de la vie. Ces plaies que le Diable s’ingénie à ouvrir et qui ne se referment jamais. Parce que le Diable, il est malin.
Très malin.
Toi aussi, tu croyais qu’il n’existait pas ?
Tu vas toi aussi être broyé par le poids de ce monde que les puissants fabriquent autour de nous. Ces puissants qui envoient des gosses se faire trouer la peau pour une démocrature qui n’ose même pas porter son nom…
Tu vas comprendre pourquoi certains n’osent pas regarder dans les yeux les pauvres qu’ils ont fabriqués à coups de réformes et de code du travail.
Tu penses à quelqu’un en particulier ?
Ben oui, moi aussi.
Tu vas peut-être te souvenir de Bourdieu quand il disait que ta vie est déterminée par le milieu dans lequel tu grandis, et que les portes de sortie ne sont pas aussi nombreuses qu’on voudrait nous le faire croire…
Parce qu’en Caroline du Nord, c’est comme chez nous.
Juste pareil.
Si t’es né dans le trou du cul du monde, si t’es écrasé par ce poids comme si le ciel était trop lourd et qu’il t’empêchait d’avancer, tu risques de pas avoir le choix, malgré ce que racontent ceux dont je parlais précédemment…
Alors c’est un roman politique et social comme l’aurait aimé Jean-Patrick Manchette ?
Sans doute, puisqu’il t’explique à quel point ce que tu crois être ton libre arbitre n’est en fait lié qu’à des décisions qu’on t’impose, l’air de rien, en te faisant croire que tu as le choix.
Parce qu’il ne faut jamais oublier que ta liberté ne dépend que de la longueur de la chaîne.
Tu te souviens de la dernière fois que tu as décidé de changer de vie ?
Et tu te souviens pourquoi tu ne l’as pas fait ?
Une écriture toute simple, et c’est ce que tu vas croire, et c’est ce que j’ai cru.
Mais atteindre ces sommets-là dans la simplicité, ce n’est pas pour tout le monde.
Parler et décrire la violence du quotidien avec ces fulgurances, tellement peu en sont capables… Et je vise personne.
Donc, tu vas penser à Ron Rash, bien sûr, et à Alex Taylor, puis tu vas comprendre aussi que David Joy n’a pas besoin d’être comparé.
Il écrit avec ses tripes, et c’est juste comme ça qu’il faut écrire.
C’est Fabrice Pointeau qui l’a traduit.
Merci à lui.
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabrice Pointeau.
Les deux visages du monde
Je t’ai déjà précisé que Ron Rash pouvait sans doute avoir marqué David Joy. On le serait à moins après l’avoir eu comme professeur de littérature. D’aucuns (les plus nombreux) te diront aussi qu’il a pris un peu de Larry Brown et autres auteurs de cette Amérique profonde qui nous laisse parfois songeurs. Ce que je crois, quant à moi, c’est que ses cinq romans ont marqué la littérature américaine plus rapidement que d’autres écrivains, parce que les traces qu’il laisse au fond des cœurs ont tendance à rester. Parce que ce comté de Jackson où il vit depuis qu’il a l’âge de ceux qui se lâchent sur les réseaux sociaux sans regarder autour d’eux, est sans doute la racine qui nous manque de temps en temps, quand on pense à l’endroit d’où l’on vient.
Bien sûr que ses romans parlent des travers de ce pays qui nous paraît si grand, de ces espaces immenses sans personne, de ces forêts peuplées de loups et autres trappeurs… Assurément que ses romans nous parlent de ceux qui vivent à la marge de cette société qui manque souvent d’humanité.
Ce roman nous met face à nos travers, ces travers qui ont permis à certains d’écrire colored sur les portes des toilettes, ou de réserver le fond du bus à ceux qui avaient les cheveux trop frisés…
Tu vas croiser Toya et sa grand-mère, tu vas croiser Ernie, et tu vas te promener, l’air de rien, dans ces Appalaches que David Joy aime tant.
Le racisme dont nous parle David Joy n’est pas celui du péquin ordinaire. Il n’est pas celui non plus dont certaines chaînes d’info nous rabâchent les oreilles à longueurs de spécialistes. C’est le racisme lié à la suprématie du peuple blanc. Celui qui a colonisé le continent en imaginant que tout lui appartenait. Tu vas te souvenir de ces capuches blanches portées fièrement par ceux qui se cachent derrière le KKK. Ces trois lettres couvertes d’infamie dont tu imagines, au coin de ton canapé, qu’elles ont disparu et qu’elles ne reviendront pas.
Tu te goures.
Ce racisme là, qui nous vient de l’idée que ces hommes et ces femmes, qu’on a enlevé de chez eux et transporté à fond de cales jusqu’aux champs de cotons pour les faire trimer gratuitement, n’étaient pas tout à fait humains. Qu’ils n’avaient pas d’âmes. Comment peut-on imaginer une âme au sein d’un être humain qu’on a abaissé au rang d’animal ?
Comment partager cette douleur qui nous revient à travers le cœur à la vue d’un simple drapeau ? Comment imaginer que ce drapeau fabrique, encore aujourd’hui, ceux qui décident que les Afro-Américains ne sont pas des citoyens à part entière ?
Tu crois vraiment que parce qu’ils ont élu Barack Obama, les choses ont changé ?
Tu crois réellement que la résilience, le pardon, sont possibles face à ceux qui hurlent encore au suprémacisme blanc ?
C’est ce que David Joy tente de nous dire.
D’aucuns, encore eux, vont t’expliquer que le roman à thèse impose à l’auteur de réfléchir à notre place, et que c’est ce que fait David Joy. Que ses dialogues sont trop didactiques, et manquent de réalisme…
D’autres encore vont t’expliquer que faire un roman aussi simpliste, en termes d’intrigue et d’alibi, c’est manquer cruellement de réflexion.
Ces sachant que les chroniques de la littérature du monde entier nous envie, et qui ne sont souvent pas capables d’écrire deux phrases cohérentes dans leur avis littéraires, devraient se cantonner à la bibliothèque verte, et devraient surtout éviter de donner leur sentiment quand ils ne sont pas capables de reconnaître un écrivain quand ils en croisent un.
Il ne faut pas que ces avis t’empêchent d’ouvrir le dernier roman de David Joy, parce que cet écrivain est en train de marquer au fer la littérature américaine, et que tu ne devrais pas passer à côté.
Même si, et j’en suis intiment convaincu, ce roman n’est pas encore le chef-d’œuvre qu’il écrira un jour, même si ce n’est pas non plus le meilleur de ses romans, même si…
C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman de David Joy.
Those We Thought We Knew
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Yves Cotté.
Les deux visages du monde, David Joy, Sonatine, 422 p. , 23€.
Nicolas.
Le Poids du monde, David Joy, 10/18, 308 p. , 8€30.