Commençons, n’ayons pas peur, avec un peu de vocabulaire : « Wild » : adjectif anglais qui signifie « sauvage », comme dans Into the wild, la nature, le fin fond des bois, les animaux sauvages, les baies empoisonnées et tutti quanti. « To stray » : verbe anglais signifiant tour à tour « s’écarter du droit chemin, dévier de sa course, être perdu, perdre la tête, être sans père ni mère, ne pas avoir de maison, errer inlassablement en quête de quelque chose, se détacher ou s’éloigner ». Ce verbe, c’est celui que l’auteur, qui raconte ici sa propre vie, a choisi pour se renommer en Cheryl Strayed quand, à 22 ans, après la mort tragique de sa mère, un divorce douloureux et un avortement, elle ne sait plus trop bien où elle en est. Elle se met à faire n’importe quoi, couche avec tout ce qui passe et plonge même momentanément dans l’héroïne.
Jusqu’à ce qu’un jour, sur un coup de tête, elle décide de se lancer dans l’aventure du Pacific Crest Trail, le PCT pour les intimes, qui serait une sorte de GR 20 démesuré, une route de St Jacques de Compostelle pour illuminés, un chemin de randonnée qui parcourt les plus grands sommets des Etats-Unis depuis la frontière du Mexique jusqu’au Canada. Et quand je dis sur un coup de tête, ce n’est vraiment pas exagéré : alors qu’elle fait la queue à la caisse d’un magasin, elle aperçoit le guide qui parle de ce chemin et se dit « tiens, pourquoi pas ? ». Autant vous dire que l’entreprise relève donc un peu du grand n’importe quoi : alors qu’elle n’est absolument pas préparée physiquement, alors qu’elle n’a aucune idée de ce que signifie se lancer dans un tel défi tant physiquement que moralement, alors qu’elle ne trouve rien d’autre que de partir avec un sac sur le dos pesant la moitié de son poids (ce qui vaut d’ailleurs une première scène hilarante où elle tente de trouver une solution pour le poser sur ses épaules), Cheryl s’embarque pour une marche de trois mois et 1700 km, seule, avec pour seule arme sa volonté.
Et c’est franchement très bien. Parce que, pour être complètement honnête avec vous, la perspective de lire 500 pages sur les joies et difficultés de la marche en montagne pour faire le point sur sa vie ne m’emballait pas forcément plus que cela, seuls les conseils répétés d’un ami obstiné m’ont décidée à franchir le cap. Et bout d’à peine 20 pages, rien à faire : impossible de m’arrêter (toujours écouter les conseils des amis obstinés). Non que ce soit écrit avec le style du siècle, mais pour une fois, en fait, ce n’est presque pas ça qui compte. On est avec Cheryl, on marche avec elle, on est déshydraté, on contourne des serpents à sonnette, on hurle devant des ours, des taureaux sauvages, on se transforme progressivement en hobo des chemins de randonnée, on rayonne de bonheur pendant les quelques douches chaudes de ces trois mois de marche, on passe de 40 à 0 degrés puis de 0 à 40, de la canicule à la neige, on perd la tête de fatigue, nos pieds nous font pleurer de douleur, on se repasse le film de notre vie pour oublier l’épuisement, on brûle au fur et à mesure les pages des livres qu’on lit pour enlever quelques grammes à notre sac, on en bave, on est désespéré et prêt à renoncer, avant de repartir dans un sursaut de courage. Et la lecture devient à l’image de la marche : pas après pas, ligne après ligne, on veut continuer, ne jamais s’arrêter.
Et puis, aussi, on l’admire, cette grande gamine un peu tarée de 22 ans. Si vous allez chercher des images d’elle sur internet, vous verrez aujourd’hui une Américaine typique, blonde et en tailleur qui pose devant sa maison avec son mari et ses deux enfants, journaliste maintenant très connue aux USA, grande copine d’Oprah Winfrey. Mais après avoir lu « Wild », on ne peut que voir derrière ça une sacrée femme, qui fait preuve envers elle-même d’une honnêteté brutale, sans complaisance ni vantardise, qui met à nu tout ce qu’elle a pu être et qui donne l’impression, grâce à l’énergie hallucinante qu’elle déploie et transmet, qu’elle peut, pour de vrai, déplacer des montagnes. Et nous donne l’envie de les déplacer avec elle.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Guitton.
Mélanie.