![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/11/larnaudie.webp?resize=617%2C1021)
En l’écrivant, j’avais tout à fait conscience de faire un livre un peu bizarre. Je me disais : « Je ne sais pas ce que ça vaut, mais je sais que ça ne ressemble à rien… »
Mathieu Larnaudie
Voici un roman qui avait marqué notre rentrée littéraire et dont on vous avait parlé ici. Acceptant de bonne grâce de répondre à nos questions, Mathieu Larnaudie nous livre ici quelques clés de ce roman hors-normes. Cet entretien sera donc le cadeau de Noël d’Aire(s) Libre(s). L’équipe vous retrouvera l’année prochaine pour de nouvelles aventures.
- Quel est l’élément déclencheur de l’écriture de « Trash Vortex » ? Et ce titre qui parle tant a-t-il été déterminé par un objectif précis ?
J’ai découvert il y a une vingtaine d’années, à peu près, l’existence des « trash vortex », ces grands tourbillons marins qui couvrent des millions de kilomètres carrés et où s’agglomèrent tous les déchets dérivant la surface des océans, jusqu’à former ce qu’on appelle parfois, assez abusivement d’ailleurs, des « continents de plastique ». À l’époque, nos préoccupations écologiques étaient déjà alertées, mais elles n’avaient pas tout à fait la dimension cruciale, voire anxiogène, qu’elles ont prise depuis. Ce qui me frappait alors, c’était plutôt comment ce phénomène, qui tenait autant des conséquences de l’industrie humaine, de la surconsommation et de la circulation de la marchandise, que du mouvement planétaire régissant les courants océaniques, proposait une image saisissante du fonctionnement de notre monde. On ne parlait pas encore d’anthropocène ou de capitalocène mais l’intuition était déjà celle-ci : d’une part, ce qui résulte de l’action de l’homme sur la Terre est devenu indiscernable de ce qui relève d’un ordre présumé « naturel », autrement dit il est impossible de se figurer, où que ce soit, un monde vierge de l’intervention humaine ; d’autre part, la globalisation capitaliste est une logique de flux, de réseaux, et donc de courants. J’avais mis ce motif en réserve dans un coin de mon esprit avec l’idée d’y revenir un jour mais, longtemps, sans élément déclencheur.
Depuis, j’ai poursuivi au fil de plusieurs livres une sorte de déambulation à travers les représentations du pouvoir et de ses détenteurs. Celle-ci m’a amené à écrire, avec mes outils de romancier, sur le personnel et le discours politiques, mais aussi sur le système des studios hollywoodiens ou encore la formation des élites françaises. Au cours de ce cheminement, j’avais notamment pu me procurer les fameux enregistrements qui ont donné lieu à l’affaire Bettencourt, réalisés par son majordome, vous vous souvenez de l’histoire. J’ai commis plusieurs petites tentatives autour de ces documents, que je voulais initialement utiliser comme matériau d’écriture. Rien de convaincant. Finalement, là encore, je suis passé à autre chose.
![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/12/240829-img-trash-vortex-roman-de-la-collapsologie-galopante-1-1024x512.webp?resize=792%2C396&ssl=1)
Puis en 2020 le premier confinement est survenu. Devant la sidération suscitée par cette autre forme de courant global, le courant pandémique qui, à la fois, unifiait et atomisait le monde entier d’un seul coup, je me suis rendu compte qu’en fait les deux projets que j’avais laissés en attente n’en formaient qu’un. Que tous les deux parlaient d’une certaine avidité du capitalisme pour la catastrophe, de la propension forcenée de notre civilisation à courir vers sa perte, en somme d’une fascination de notre monde pour sa propre fin. Cette fascination, elle se décline à travers les âges et à travers les sociétés, qui se caractérisent immanquablement par une cosmogonie et par une eschatologie. On le sait, tous les mondes pensent leur genèse, leur origine, mais ils pensent aussi bien leur finitude. Comment tout cela va-t-il finir ? Toutes les époques rêvent qu’elles sont la dernière, qu’elles correspondent au temps de la Fin des temps. Dans notre culture, le texte de l’Apocalypse, qui clôt le Nouveau Testament, en donne bien sûr l’illustration canonique. C’est notre eschatologie-type, celle qui propage son nom dans toutes les autres. Celle-ci – la vision de l’Apocalypse – se rejoue et se transforme constamment dans les imaginaires.
Je prends souvent l’exemple d’une personne qui serait née dans les années Trente et qui aurait donc aujourd’hui dans les quatre-vingt-dix ans passés, comme ma grand-mère. On pourrait dire qu’elle a été contemporaine de plusieurs conceptions dominantes successives de l’apocalypse. Il y a eu la Seconde Guerre mondiale, bien sûr, ce désastre planétaire. Et à l’intérieur même de cette guerre, il y a eu la destruction totale d’un monde, celui des juifs d’Europe, le Yiddishland. Ensuite, c’est l’apocalypse nucléaire qui, après Hiroshima, avec la Guerre froide, est devenue la peur dominante. Cela nous paraît presque lointain déjà, mais il suffit de revoir les films des années 1950, 1960, pour se rendre compte que, en toile de fond ou directement, le spectre atomique y plane en permanence et déteint sur toutes les représentations. On pourrait ajouter cette autre fin concrète d’un monde, l’effondrement de l’Union soviétique et le démantèlement du Bloc de l’Est. En contrepartie, du côté ouest, on a vu fleurir la thèse de la fameuse « fin de l’histoire » chère aux idéologues néoconservateurs, censée marquer l’unification d’un monde stabilisé et pacifié sous l’égide des démocraties de marché. Cette fois la fin était envisagée comme un accomplissement, quelque chose de positif… Vous voyez qu’à l’échelle d’une vie, cela fait déjà un nombre considérable de fins des Temps possibles qui se sont succédées ! Notre savons que le récit qui s’impose à nos esprits aujourd’hui est celui de la catastrophe écologico-climatique. Je précise que le mot « récit » ne veut pas dire ici que j’en minimise les dangers. Cette inquiétude, à l’évidence, me touche moi aussi, elle ne nous laisse pas indemnes. Sinon je n’aurais pas écrit ce livre.
![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/12/trash.webp?resize=792%2C446&ssl=1)
Ce qui m’a poussé vers l’écriture de Trash Vortex, c’est cependant moins la menace en elle-même que ce qu’elle fait à nos imaginaires, l’obsession apocalyptique qui en découle. Quelle est la spécificité de l’apocalypse climatique ? Comment remodèle-t-elle nos façons de vivre, d’habiter l’espace, notre rapport au monde mais aussi aux autres, à nos semblables, jusqu’à nos plus proches ? Comment questionne-t-elle l’idée de transmission, d’héritage ? C’est ici que les deux pistes romanesques se sont rejointes. Elles se sont fondues l’une dans l’autre. J’ai laissé de côté l’affaire Bettencourt et n’ai gardé finalement que quelques rares aspects de Liliane pour créer le personnage d’Eugénie Valier, cette multimilliardaire déclinante, héritière d’un grand groupe industriel qui porte son nom, elle-même pétrie d’obsessions apocalyptiques.
Mais contrairement à Madame Bettencourt, qui était, à la fin de sa vie, quasiment aphasique et sénile, Eugénie Valier parle tout le temps, et elle est plutôt cohérente dans son délire… Elle est malade, elle sait qu’elle va mourir, et la proximité de sa disparition fait écho en elle à l’idée selon laquelle l’Humanité tout entière s’apprête à disparaître dans un futur extrêmement proche. Elle est cloîtrée dans son château, elle serine à longueur de journée les visions eschatologiques peuplant son cerveau à tous les visiteurs qui viennent passer un moment à ses côtés, généralement parce qu’ils travaillent pour elle ou espèrent en tirer quelque profit. L’écouter ressasser est la rançon de leur intéressement. Si vous me pardonnez la comparaison, à mes yeux Eugénie Valier prend une sorte de pari presque dostoïevskien. Chez Dostoïevski, on sait que certains personnages tels Raskolnikov sont mus par ce postulat : si Dieu n’existe pas, tout est permis. Pour Eugénie Valier, c’est l’Humanité qui n’existera bientôt plus. Dès lors, elle considère qu’elle n’a plus aucun devoir à l’égard de l’Humanité. Et surtout pas celui de lui transmettre quoi que ce soit.
![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/12/les-ondes-de-choc-de-l-affaire-bettencourt.webp?resize=622%2C311&ssl=1)
Dans sa position cela se traduit par le fait qu’elle refuse de léguer à son fils le groupe industriel qu’elle a reçu de son père. Elle casse la transmission dynastique, elle fait un déni d’héritage, puisque rien ni personne n’a d’avenir… Elle vend tout, elle liquide, et pour engloutir les sommes astronomiques ainsi dégagées, elle décide de financer la création d’une fondation destinée à nettoyer les océans pollués, les fameux « trash vortex ». Pour elle, cette entreprise n’a pas la connotation vertueuse que l’on pourrait supposer, elle n’est rentable pour personne donc elle ne sert à rien, c’est juste une aubaine pour effacer sa fortune de la surface du globe. Eugénie Valier est un personnage radicalement nihiliste, qui jouit de prendre part à l’apocalypse qui vient. Elle incarnerait, portées à leur ultime extrémité, la frénésie de destruction, la pulsion de mort qui se nichent au cœur de la dynamique capitaliste. Cette frénésie, en principe, se justifie au nom de la recherche du profit. Ici, il n’y a même plus la perspective du profit, seulement la fascination pour l’effondrement, pure et nue.
- Le ton du roman penche globalement davantage vers une ironie mordante que vers une franche colère, ce qui, à mes yeux, en ferait une satire plus qu’un long réquisitoire contre le capitalisme ? Est-ce que ce ressenti s’accorde avec vos intentions initiales ?
Sans aucun doute. D’abord parce que je crois que la colère, sauf très rares exceptions, n’est pas un bon mobile d’écriture ni un bon ressort littéraire. Je veux dire par là que, si certains livres peuvent être initiés par un mouvement de colère envers l’ordre des choses, envers une situation, envers quelqu’un, même, cette impulsion colérique ne devient féconde qu’à condition de se questionner ou de s’éloigner d’elle-même. De devenir autre chose. Ou alors les livres proprement colériques ne sont intéressants que lorsqu’ils sont outranciers, quand la colère est tellement hyperbolique qu’elle se moque en partie d’elle-même et devient son propre objet, comme chez Thomas Bernhard ou, dans un autre genre, Fritz Zorn. Sinon, il s’agit de pamphlets plus ou moins déguisés. Or le pamphlet est une humeur qui me répugne et que je trouve généralement puérile et ridicule, y compris chez certains auteurs dont j’admire par ailleurs l’œuvre romanesque, par exemple Bernanos.
Je crois l’ironie plus puissante que la colère univoque et littérale. Parce qu’elle joue sur des ambiguïtés, des subtilités, des nuances, sur des strates de signification qui se creusent et se superposent dans la langue. Elle est plus difficile à arraisonner, elle ne sert pas une cause, ses effets sont incertains, et elle échappe ainsi aux discours dominants, lesquels, qu’ils soient communicationnels, politiques ou commerciaux, sont rarement ironiques… Quand la colère gouverne l’écriture, le texte est assujetti à un affect – cette colère. Le texte ironique au contraire crée ses propres affects. Il me semble que ce n’est pas au texte de décider d’avance ce que le lecteur doit penser, mais de donner matière à penser.
Vous décrivez un monde où la richesse semble n’avoir pour seul but que de croître et de se transmettre de génération en génération. C’est, selon vous, une définition possible du capitalisme aujourd’hui ?
Le capital appelle le capital et n’a d’autre raison d’être que l’accumulation du capital lui-même : n’est-ce pas le propre du capitalisme, et pas seulement aujourd’hui ? Ce qui nous interroge donc, ce sont les mutations de la classe possédante, celle qui détient le capital. L’ultrafinanciarisation de l’économie, la dématérialisation de l’industrie, l’extrême concentration des patrimoines, le creusement vertigineux des inégalités, mais aussi le développement d’un véritable marché de l’angoisse où nos peurs sont instrumentalisées et deviennent objets de spéculation, tous ces phénomènes coordonnés ont contribué à faire émerger une nouvelle caste dominante, une ultra-minorité hégémonique qui supplante la bourgeoisie traditionnelle et qui tend à s’isoler de la masse tumultueuse de la population. Je pense souvent à David Graeber, l’anthropologue anarchiste, hélas trop tôt disparu. Il était familier des thèses hétérodoxes et volontiers provocatrices, stimulantes par là même. Quelque part, je ne sais plus où, il mentionnait la fameuse phrase de Frederic Jameson affirmant qu’il était plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme. Mais Graeber le contredisait : en fait, avançait-il, nous sommes déjà sortis du capitalisme. Évidemment, nous vivons toujours dans une économie capitaliste. Mais l’organisation de notre société, elle, en est rendue à un stade ultérieur. Pour lui, nous sommes entrés dans une néo-féodalité où la classe dominante ressemblerait plutôt à une nouvelle aristocratie transnationale (ce qu’ont toujours été les grandes aristocraties).
![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/12/davgra-1024x538.webp?resize=792%2C416&ssl=1)
Plutôt que d’aristocratie, j’ai toutefois le sentiment qu’il vaut mieux parler d’oligarchie, sur le modèle de celle qui est apparue en ex-URSS après la chute du monde soviétique. Les « nouveaux Russes », en s’appropriant l’appareil de production et toutes les ressources collectivisées, ont opéré par captation et privatisation d’un bien commun, autrement dit en suivant une logique confiscatoire qui leur a permis de s’extraire du reste de la société. C’est une sécession similaire que l’on observe actuellement de la part de la caste dominante. Les maîtres et possesseurs d’aujourd’hui sont tous des nouveaux Russes, d’une certaine façon. Mais le bien commun qu’ils confisquent, ce sont les conditions même de la vie terrestre. En cela Graeber a raison, c’est bien une néo-féodalité, puisque l’ordre féodal conditionnait la vie tout entière des sujets. C’est aussi pour cela que le personnage de l’oligarque Kouritchev a un rôle fondamental dans le roman. Dans sa jeunesse, il a déjà connu la fin d’un monde, il sait ce que c’est. Il sait surtout comment en tirer parti. Il ne redoute pas l’effondrement, il le prend comme un élément du processus historique, il a l’habitude de dealer avec la peur. Il anticipe le monde auquel il appartient.
À travers l’histoire de la famille Valier, Trash Vortex essaie de rendre sensibles ces mutations en cours. En écrivant ce livre je pensais régulièrement aux Buddenbrook, de Thomas Mann, qui racontent l’essor et la chute d’une dynastie commerciale dans une ville hanséatique au milieu du 19ème siècle. Le roman de Mann enregistre les évolutions de la bourgeoisie de son temps, non comme décor ou toile de fond mais comme élément agissant du récit. J’aimerais penser que mon Vortex lui donne une humble réplique, en son temps.
- D’où vous est venue l’idée de ces deux légionnaires reconvertis dans la sécurité privée et que l’on suit au long du roman ? Ils dénotent avec la plupart des autres personnages.
Ce qui me frappe en observant le monde particulier des ultra-riches, c’est qu’ils sont en permanence entourés par toute une société qui s’agence autour d’eux. C’est une sécession accompagnée, ils ne sont jamais seuls. Ils ont besoin d’une cour, d’une logistique, de tout un personnel qui s’agite comme une ruche autour d’eux. Ils sont le centre d’un microcosme qui reproduit à sa façon les rapports de forces, les structures de classe de l’ensemble de la société. On y trouve autant les hauts postes, les conseillers, le gestionnaire de fortune, l’artiste entretenu, que le comptable et le secrétaire. Mais également le petit peuple des employés, le chauffeur, le majordome, le jardinier, le garde-du-corps, l’infirmière… Cette galerie, avec sa variété, joue un rôle essentiel dans le roman.
Parmi ces personnages, Igor et Malo, les légionnaires que vous mentionnez, ont un rôle primordial. Ce sont des gens « d’en bas ». Ils sont là presque dans chaque chapitre, comme s’ils étaient les intercesseurs furtifs qui nous guident à travers le récit. Après avoir quitté ensemble la légion, ils travaillent pour la même agence de sécurité privée. L’un se retrouve au service du président de la République, puis, après avoir été viré dans des circonstances, disons, benallesques, travaille entre autres pour l’oligarque Kouritchev. L’autre est le majordome-bodyguard personnel d’Eugénie Valier. Autant dire que les deux ne cessent de se croiser au gré des rencontres de leurs employeurs. Leur présence indique aussi la collusion, pour ne pas dire la confusion, entre le militaire et le paramilitaire, l’armée et le civil. L’usage du militaire au profit des intérêts privés et, en contrepoint, la privatisation des armées. La milice Wagner en donne un exemple sidérant, et ce n’est pas pour rien que l’un des deux légionnaires, Malo, croise des membres de Wagner en Afrique. La « sécurité » est un appareil de protection des privilèges et des possessions, un instrument politique pour tenir les populations gênantes et potentiellement turbulentes, voire les simples curieux, éloignés des lieux sensibles et des personnalités éminentes.
![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/12/milica-wagner-678x381-1.webp?resize=678%2C381&ssl=1)
- On ressent un certain malin plaisir, pour ne pas parler de jubilation, à faire reconnaître des personnages contemporains, qu’il s’agisse de politiciens, de sportifs ou de cinéastes, sans jamais les nommer. Est-ce pour mieux ancrer votre récit dans le réel ou s’agit-il là d’une façon de pointer du doigt les connivences et les responsabilités partagées dans le désastre annoncé ?
Les deux ! Le fait de ne pas nommer les personnages empruntés au réel n’est pas une affèterie gratuite. J’ai remarqué, en tant que lecteur, que les noms propres de personnalités identifiables, ceux des « gens connus », lorsqu’ils apparaissent dans un roman, ont tendance à faire obstruction entre le texte et moi. Je me sens alors parasité par tout un lot de représentations, d’images, d’opinions qui existent avant et en-dehors du texte. Je ne vois plus le personnage, son rôle ou sa fonction dans le roman, mais l’homme ou la femme que je connais déjà par ailleurs. En revanche, si le récit fait progressivement apparaître le même personnage en décrivant, presque touche par touche, quelques traits, des gestes, une physionomie, une coiffure (le toupet blond gazeux de Donald Trump, par exemple), une manière de parler, de se mouvoir, d’occuper l’espace ou d’exercer une fonction, celui-ci fait corps avec le texte. Il s’y inscrit, il y agit, au lieu de venir l’écraser de tout le poids de son nom. Indice par indice, et parfois même très rapidement, le lecteur reconnaît la personnalité en question. Il y a bien sûr un aspect ludique à cette reconnaissance, un partage d’ironie avec le lecteur. Mais ces figures prélevées dans le paysage contemporain sont aussi une manière d’ancrer le roman dans un réel commun – notre monde, ici et maintenant.
- Trash Vortex est un roman très dense, quasiment sans dialogues et dont l’écriture peut avoir un effet quasi hypnotique une fois que l’on s’y est habitué. Le fond aussi bien que la forme du roman désarçonnent, étonnent, donc permettent un réajustement de sa pensée, se sentant libéré des carcans que nous imposent les puissants, les dominants. Cette écriture comme un océan de récits, une mosaïque de pensées face à la fin des choses, cette façon de recréer une distance, face au réel, ressemble à une échappatoire du style romanesque ordinaire, consensuel. Est-ce un effort volontaire d’objectiver la réalité par la langue sans pour autant passer par une novlangue ?
Je ne sais pas si on peut encore parler de « novlangue », en référence à l’usage conditionné du langage que mettait en scène Orwell. Bien sûr, le néolibéralisme renouvelle toujours son stock de mots ad hoc. Et nous nous sommes tous agacés à nos heures en entendant les anglicismes et autres technologismes qui labellisent, en quelque sorte, le langage des dominants et, peut-être plus encore, de leurs partisans – ceux qui accompagnent et accréditent la domination. Mais il semble que le phénomène auquel nous assistons actuellement soit plutôt de l’ordre de la resémantisation de certains mots dont la signification se modifie de l’intérieur. Ces vocables se chargent de connotations conformes à la logique néolibérale. Nous voyons, au demeurant, très régulièrement paraître des livres qui analysent ces phénomènes, en se réclamant souvent du modèle canonique de la LTI de Victor Klemperer et de son travail sur la langue du Troisième Reich. L’analogie est assez hâtive, les effets ne sont pas certes similaires. Mais on décèle des processus communs dans la façon dont une société adapte son langage et dont ce langage, de manière performative, modèle la société en retour. Vous me direz que ce mouvement n’est pas propre à notre temps, ni à un régime néolibéral. Les mots ont toujours une coloration politique induite par la société où ils sont prononcés. Mais ce qui en accentue singulièrement la force, c’est que, à l’heure des fake news, désormais que la vérité n’est plus qu’une opinion parmi d’autres, la langue officie plus comme un système de marquage idéologique et de croyances que comme voie d’accès vers une réalité attestée. Ce qui est intriguant, au sein de cette propagande lexicale plus ou moins inconsciente, c’est qu’on peut déceler aussi une interpolation de nos angoisses. Le lexique du soin, de la bienveillance, de la réparation, etc., traduit sans doute une prédominance de la menace dans nos affects. Nos peurs contemporaines passent dans le vocabulaire par antiphrase.
![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/12/klemperer-l-jpg-100-1920x1080-1-1024x576.webp?resize=792%2C446&ssl=1)
J’ai l’impression que la langue du pouvoir actuelle se caractérise surtout par une atrophie syntaxique. Écoutez parler Donald Trump. On est éberlué par la charpie de langage en quoi consiste son discours. C’est un assemblage de phrases bancales, sans début ni fin ni articulations, une bouillie dans laquelle, tels des grumeaux, surnagent quelques mots-clés qui fonctionnent comme stimuli auxquels l’auditeur est censé réagir. Avant, les mots d’ordre et les éléments de langage servaient à orienter le discours, à lui donner ses points d’orgue en le structurant. Désormais, le mot d’ordre se suffit à lui-même, il est le seul message, le reste est ânonné, bafouillé, éludé, on s’en fout. Le langage de l’orateur, celui qui se diffuse sur les réseaux et les chaînes d’info, est même plus pauvre que les éléments de langage que lui fournissent ses conseillers.
Il y a de nombreuses façons, pour les écrivains, d’essayer d’opérer un travail critique sur la langue du pouvoir. Certains peuvent avoir recours à un style mimétique : en singeant la langue dominante, en la faisant entendre dans un dispositif déplacé, on crée une distanciation, souvent d’ailleurs comique, qui permet de mieux appréhender le langage en question et ses effets. Il y a des livres que j’aime beaucoup qui prennent ce parti poétique.
J’en ai pris un autre, radicalement opposé, sans doute parce que je ne veux pas écrire cette langue-là, même pour la faire délirer. Je préfère m’en tenir résolument à distance. D’abord parce que je crois que c’est un peu vain : en la reproduisant, on ne la change pas, cette langue. Elle en sort indemne. Et nous n’en sommes pas sortis non plus. Ensuite, stratégiquement, j’ai besoin de ne plus l’entendre pour la faire entendre. Cela peut sembler paradoxal à première vue, mais pas tant que ça. Si j’intègre certaines des tournures, certains des mots d’ordre du moment dans un phrasé qui, lui, a une musique, une vitesse complètement différentes de celles où ces formules apparaissent habituellement, je crois que l’oreille n’en sera que plus frappée, perturbée par leur utilisation.
![](https://i0.wp.com/aireslibres.net/wp-content/uploads/2024/12/trump.webp?resize=792%2C446&ssl=1)
Mais surtout, je trouve cette langue asphyxiante. Écouter Trump est un supplice, vous le savez bien. Et les dérivés communicationnels, managériaux, policiers, publicitaires, en somme toutes ces variétés du langage ambiant qu’un Flaubert aurait identifiées comme le répertoire des idées reçues exprimant la bêtise contemporaine, je les trouve étouffantes. Je ressens la nécessité de m’en extraire, de respirer autrement, de me créer dans l’écriture une relation toujours renouvelée à la langue, comme dans une perpétuelle redécouverte, et distincte du rapport social ordinaire. De la porter vers des points, des inflexions, des formes, où elle ne va pas dans la vie « normale ». De faire dissoner les usages du langage courant.
La littérature – la lecture, l’écriture – permettent cela, entre bien d’autres choses. À l’évidence, devant l’état de la langue, la littérature peut être le lieu où se réapproprier une puissance autre du langage. Où vivre une autre qualité d’aventure du langage. En tout cas, la phrase-flux, la phrase-tourbillon de Trash Vortex est une proposition de dissonance possible. Du coup, le roman est sans doute à contre-courant des modes littéraires dominantes de l’époque. C’est peut-être en cela qu’il désarçonne. En l’écrivant, j’avais tout à fait conscience de faire un livre un peu bizarre. Je me disais : « Je ne sais pas ce que ça vaut, mais je sais que ça ne ressemble à rien… » Certains lecteurs sont un peu désemparés, cela perturbe leurs habitudes de lecture, les phrases sont longues, leur œil cherche où se trouve le prochain point dans la page… Alors, à ceux qui parfois m’en parlent, je garde l’analogie océanique, je leur dis que la phrase est un courant et qu’il faut laisser de côté ses habitudes, se mouiller un peu la nuque, accepter de s’y mettre et se laisser porter. Et une fois qu’on y est, ça va tout seul.
- On pourrait se dire que dans notre réel, notre démocratie, si on peut encore l’appeler ainsi, ces temps-ci, le pouvoir se donne et s’exécute sous l’aspect du langage. En effet, la politique dominante est communication et injonction à la bêtise et à la consommation, une certaine forme de matraquage droit dans le mur. Recréer, dans cet océan qu’est Trash Vortex, une manière de lire et dire la société et la réalité, nous armant différemment pour ce faire, est-ce un appel à prendre de la hauteur, de la distance, de résister en corps collectif, face aux monopoles des discours sur ces océans de détritus, plastiques, virtuels, idéologiques, humains, qui nous menacent ?
Certaines formes de littérature participent de ces monopoles. Ce sont des modèles de récit, des pratiques de la langue qui se conforment à ce qu’ils en attendent. Elles relaient les codes et les usages en vigueur, les « narratifs » comme on dit aujourd’hui un peu partout – autre mot, tenez, qui s’est resémantisé. En somme, elles entretiennent docilement les discours majoritaires et les fictions qui les agrémentent. Cela n’empêche pas d’ailleurs certains des textes en question d’être réussis, au sens où ils « racontent bien » une histoire, avec la dose de savoir-faire, d’émotion et de fluidité requise, conformément aux visées qu’ils se donnent. Évidemment, ce n’est pas ce qui m’intéresse en priorité en littérature, même si je peux prendre plaisir, comme tout un chacun, à lire une histoire bien ficelée. J’aime par-dessus tout avoir l’impression que le texte me demande de devenir un lecteur différent de celui que je suis. Je serai toujours plus intrigué par des textes qui me font perdre mes repères, qui me donnent un sentiment d’inédit, me bousculent, que par des productions déjà balisées, inoffensives et inoffensantes. Alors bien sûr, j’aimerais que mon roman fasse partie de ces textes-là, mais ce n’est pas tellement à moi de le dire.
Pour autant, je n’irai pas prétendre qu’un roman appelle à quoi que ce soit. Cela ne me semble ni dans ses ambitions, ni dans ses capacités. Je me méfie de l’emploi du mot « résistance », parce que je le trouve trop grandiloquent pour qualifier nos expérimentations. Ou alors il faut entendre résistance comme quand un objet nous résiste, ne se laisse pas facilement manipuler. Un livre résiste parce qu’il nous demande un effort actif pour le saisir. Pour autant, je crois que ce que l’on nomme un « lectorat » est une communauté d’expérience. La lecture, activité solitaire, nous met en présence d’une communauté – incernable, indéfinie, invisible, mais singulière. Là, le livre suscite un corps collectif, pour reprendre vos mots. Il ne faut pas en surestimer la force politique ni la puissance subversive. Mais, au moins, pour le moment où l’expérience est mise en partage, celle-ci dégage une intensité propre. Si, ne serait-ce que le temps de lire un roman, nous avons le sentiment d’échapper au matraquage, aux injonctions, et de voir le monde un peu différemment, ce n’est déjà pas si mal.
Toute l’équipe remercie chaleureusement Mathieu Larnaudie pour le soin tout particulier apporté à ses réponses dans une période où il était largement sollicité par ailleurs. La petite sélection musicale qui suit vous est proposée également proposée par ses soins et devrait résonner avec la lecture du roman.