
D’abord, il y a une langue, un rythme, un univers qui vous saisissent dès les premières lignes, et ce subtil mélange entre ténèbres et lumière, entre ironie et tragédie, entre désespoir et optimisme, qui ne quittera aucune des 270 pages de ce roman : « Avez-vous déjà senti la terreur des nuits, l’étouffement des cauchemars, l’obscurité qui murmure sur votre nuque de son haleine froide que, même si vous ne savez pas combien de temps il vous reste, vous n’êtes qu’un condamné à mort ? Et pourtant, le lendemain matin, la vie explose de nouveau dans son joyeux mensonge d’éternité. Cette histoire est celle d’une longue nuit. Si longue qu’elle dura plusieurs mois. Même si tout commença par un soir de novembre. » Alors, on suit l’invitation, on tourne la première page et on ne le regrette pas une seconde.
Le monde du titre, c’est le nôtre, celui d’une civilisation occidentale qui ne sait plus où elle va, où chacun tente de noyer sa solitude de façon plus ou moins efficace, dans l’alcool, l’amour monnayé ou les jeux vidéo, un monde où le terrorisme rôde, de même que les meurtriers en série dans les nuits des grandes villes. Ce monde-là, Rosa Montero le dépeint en condensé dans une banlieue de Madrid, sorte de no man’s land angoissant où les deux pôles de vie sont l’hôpital et la maison close, et où tous les principaux personnages de ce roman vont finir par se croiser. Finalement, le monde de ce roman, c’est un tout petit monde. Mais comme le monde au sens large, il va mal, très mal. Et si le titre nous propose de le sauver, on peut se demander s’il en est encore temps. Ou pire encore, si ça vaut vraiment le coup (je vous rassure, quand même à la fin, la toute fin, la réponse est oui, ou plus précisément, peut-être, ce qui est déjà ça).

Parce que quand même, ça va mal, ça va même très mal pour les quatre principaux personnages du livre : Mattias, le chauffeur de taxi dont la femme vient de mourir et qui traine son deuil dans un désespoir sans nom ; Daniel, le médecin alcoolique qui néglige ses patients et oublie le naufrage de son mariage en s’inventant une vie virtuelle dans Second Life ; Fatma, la magnifique prostituée noire qui a fui la guerre civile pour se retrouver aux mains d’un proxénète impitoyable ; et enfin le Cerveau, vieille femme énigmatique qui donne à Mattias des cours de science poétique – ou de poésie scientifique, allez savoir – tout en vidant des verres à longueur de nuit, dans le bar à côté de la maison close où travaille…Fatma qui elle-même se retrouve à l’hôpital où travaille…Daniel, celui justement où est morte…la femme de Mattias. Je vous le disais, un tout petit monde. Petit à petit, les fils vont se tisser entre ces personnages n’ayant a priori rien à partager sauf leur solitude, mais que le destin va se charger de réunir. Car malgré les apparences, tout les relie, les lieux, leur passé et même…leur avenir. Mais ça, ils ne le savent pas encore.
Jamais de niaiseries ni de bons sentiments chez Rosa Montero, mais un constat cru et amer sur le monde comme il va. Et pourtant, elle sait dépeindre, au milieu de ce monde qui tombe en ruines, quelque chose que de vieux grincheux dépassés pourraient encore qualifier d’humanité. Dans un style mélant humour décapant, conte philosophique, roman social, réalisme merveilleux et polar, elle nous livre un roman magnifique, tout en équilibre et en sensibilité, qui scrute avec lucidité et tendresse la fragilité humaine : « nous portons tous à l’intérieur de nous une ombre d’atrocité et une aspiration à la beauté, et certaines personnes marchent sur le bord même du précipice sans savoir de quel côté elles finiront par tomber. »
Traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse.
Mélanie.
Instructions pour sauver le monde, Rosa Montero, Métailié, 271 p. , 10€.