Kessel fait indéniablement partie de ces personnages dont on dit qu’ils sont « plus grands que la vie », de ces êtres auxquels une existence ne suffit pas et qui semblent ne jamais s’essouffler. Autant dire que l’homme, en 81 ans passés sur terre, a eu le temps de marquer son époque par son engagement, son humanité et les romans et grands reportages qui nous restent aujourd’hui. Plus qu’un grand auteur dont les qualités littéraires sont unanimement reconnues, Kessel est avant tout un grand homme dont la vie entière témoigne d’un courage, d’une générosité de chaque instant, associés à une soif d’aventure qui le fera longtemps bourlinguer à travers la planète.


Les Temps sauvages, s’il a été écrit tardivement (en 1975, soit quatre ans avant la mort de Kessel) revient sur un épisode de sa jeunesse, à la toute fin de la première guerre mondiale. L’auteur avait à peine vingt ans. Alors que l’armistice n’a pas encore été signé, l’état-major français demande des aviateurs français volontaires pour partir en Sibérie. Le jeune et bouillant Joseph Kessel s’empresse de se proposer pour cette nouvelle aventure et s’engage dans un long voyage qui, avant de l’amener en Sibérie, le conduira d’abord à New York puis San Francisco, Honolulu et le Japon. Ces quelques semaines de fêtes mémorables, de rencontres en tout genre et de célébrations pour les militaires qu’ils sont vont se terminer avec nettement moins de flamboyance dans un des ports les plus désolés du monde, Vladivostok. Là, le jeune homme et ses camarades vont vite se heurter à une réalité beaucoup plus sordide, bien loin des soirées arrosées de champagne au bras de jeunes et jolies femmes.
Dans ce bout du bout du monde, les bateaux viennent péniblement livrer les ravitaillements en armes, munitions, effets chauds destinés aux troupes stationnées en Russie. Mais entre Vladivostok d’où doit partir la marchandise et Omsk où elle est censée arriver, la plus grande partie des cargaisons disparaît, victime des appétits des différentes factions armées qui tiennent la région sous leur coupe. Le rôle de Kessel et de ses camarades est d’organiser le chargement des convois ferroviaires et de les sécuriser de façon à ce que la marchandise parvienne à bon port. Il va falloir pour ce faire graisser les bonnes pattes. Très vite, le jeune français prend la mesure des conditions de vie épouvantables dans lesquelles croupissent des milliers d’exilés chassés par la guerre jusqu’à ces terres hostiles où ils sont rackettés, parqués dans de vieux wagons, malades, décharnés et soumis à un travail particulièrement pénible réservé aux moins mal portants.

Alors, pour pouvoir supporter cette réalité sordide, Kessel passe ses nuits à L’Aquarium, improbable cabaret légendaire où la musique, l’alcool et les entraîneuses apportent un peu de chaleur à ceux qui ont les moyens d’en profiter. Nuit après nuit, le jeune homme va s’y étourdir avant de retourner à sa tâche sans s’être couché. C’est dans ce lieu beau et dingue à la fois que Kessel fait la connaissance de Léna, chanteuse dont la tristesse le bouleverse et dont il se rapproche plus qu’il ne l’aurait voulu, au risque de se brûler les ailes.
Les Temps sauvages n’est pas un roman d’amour, c’est plutôt la possibilité d’un roman d’amour dans la guerre et l’aventure. Le récit touche au mélodrame et Kessel en a bien conscience, lui qui dit « Bon, il faut prendre son parti. Ici commence le mélo le plus éculé, le plus minable feuilleton pour concierge. » Et pourtant, c’est simplement une réalité qu’il dépeint ici, des destins et un cadre hors du commun, avec ce sens russe du drame et de l’absurdité de la vie. Kessel finira par quitter Vladivostok, laissant sur place ces hommes et femmes livrés à eux-mêmes et aux féroces cosaques qui se disputent le pouvoir et les richesses de ces lieux oubliés de tous.
« A présent, cinglé par une brise imprégnée de glace, je voyais tout à l’envers. grande aventure, ça ? Cette ronde infernale sur elle-même bouclée. Plus close que le bagne. Dépouillée même de l’espoir d’évasion. Ces travaux forcés de rapine, orgie, carnage. Ce pouvoir de tout faire pour ne faire rien … Peut-être les deux forbans à cartouchières qui me servaient de guides ne le sentaient pas. Mais chacun des hommes que je venais de quitter savait obscurément qu’il courait moins après la mort des autres qu’après la sienne. »
Les Temps sauvages, Joseph Kessel, Folio, 182 p. , 7€50.