Porc braisé, An Yu (Delcourt) – Aurélie

Première page du roman : Jia Jia découvre son mari mort dans son bain dans une position étrange. Dans la pièce, une feuille de papier où il a dessiné une figure étrange : un corps de poisson sommairement tracé se terminant par une tête d’homme.
À partir de là le lecteur est attaché à la jeune femme. Son deuil, ses liens avec sa famille, ses questionnements concernant cet homme-poisson l’emmèneront aussi près que le bar du coin dans son quartier à Beijing et aussi loin qu’un petit village perdu au fin fond du Tibet.
Quotidien désabusé, onirisme, personnages évanescents bien que fortement ancrés dans une réalité crue m’ont tout de suite fait ressentir des sensations de lecture que seul mon cher Murakami Haruki avait su déclencher en moi jusque-là.
Un 1er roman impressionnant et ensorcelant, une autrice à suivre absolument.
Traduction limpide de l’anglais (Chine) de Carine Chichereau
Aurélie.
Porc braisé, An Yu, Delcourt, 200 p. , 20€.
Les Dynamiteurs, Benjamin Whitmer (Gallmeister) – Yann

Benjamin Whitmer s’est imposé en trois titres comme une figure majeure du catalogue Gallmeister. Dès la parution de Pike et Cry Father en 2015 dans l’éphémère collection Néonoir (rééditions en Totem en 2017 et 2018), ce natif de l’Ohio marquait les esprits avec ses romans puissants, où se côtoyaient violence et tendresse. Whitmer savait faire parler la poudre aussi bien que le coeur des hommes. Evasion (2018 puis 2020 en Totem) enfonçait brillamment le clou, achevant de convaincre les derniers indécis que l’on tenait là un grand nom du roman noir américain. Si l’on ajoute aux qualités d’écriture de l’auteur celles de la traduction inspirée de Jacques Mailhos (entretien croisé avec Céline Leroy à découvrir ici.), ces trois romans constituent un pur délice pour les amateurs de noir bien frappé et ce nouveau volume était donc attendu de pied ferme.
Denver, 1895. Dans une ville dévastée par la pauvreté et la violence survit un groupe d’enfants abandonnés. Menés par les audacieux orphelins Sam et Cora, ils occupent une usine abandonnée et y survivent tant bien que mal. Leur rencontre avec Goodnight, colosse muet, quasi indestructible, va changer leur vie et amener la communauté là où elle n’aurait jamais pensé aller.
« Les gens se faisaient bouffer par la maladie, leur nez pourrissait puis tombait, leur colonne vertébrale s’entortillait comme du fil de fer. Tout le monde avait le visage marqué par un accident quelconque, dans les abattoirs ou dans les raffineries. On amputait des bras, des jambes pour ne laisser que des moignons. D’autres se faisaient arracher un oeil ou une oreille dans les bagarres de saloon (…) Il était rare de croiser quelqu’un de plus de vingt ans qui n’ait pas perdu quelque chose. Le monde tordait les corps aussi salement qu’il tordait les esprits. »
Si certains ont pu établir une filiation Steinbeck – Whitmer, c’est plutôt à Dickens que l’on pensera ici. Les orphelins, les enfants confrontés à la violence et la cruauté du monde des adultes, le terrible apprentissage de la vie sont autant de thèmes que le romancier anglais déclina sa vie durant au fil d’une oeuvre entrée dans les classiques. C’est bien dans ses traces que s’inscrit Whitmer avec Les Dynamiteurs, récit tout entier sous-tendu par les questions de la condition des enfants ainsi que celle des femmes, en particulier des prostituées, combats qui furent au centre de la vie de Dickens.
On retrouvera ici intactes les qualités déjà présentes dans ses romans précédents, à savoir un savant mélange de tendresse et de violence débridée, assorti de dialogues souvent savoureux qui ajoutent au pittoresque de ses personnages. Toujours au plus près des laissés pour compte de l’Amérique, Benjamin Whitmer se penche sur leur destin, conscient de ce qu’ils devront perdre pour pouvoir survivre et Les Dynamiteurs compte ainsi son lot de scènes choc au cours desquelles les enfants en particulier devront rapidement faire le deuil des quelques illusions qui pouvaient leur rester. La perte de l’innocence est ici un thème central qui vient s’ajouter aux préoccupations « dickensiennes » recensées plus haut et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur ne ménage pas ses personnages.
Moins immédiatement prenant que ses prédécesseurs, Les Dynamiteurs, s’il peut donner l’impression d’être un « petit » Whitmer, chemine finalement en nous tout aussi sûrement que Pike, Cry Father ou Evasion. Il ne déparera pas le catalogue Gallmeister et son auteur n’a sûrement pas à en rougir, mais on le préfère peut-être quand il parle de sa propre voix plutôt que quand il s’inscrit de manière aussi flagrante dans les pas d’un autre, aussi grand soit-il. Restent un tableau saisissant de Denver à la fin du XVIIIème siècle, une tendresse indéfectible pour ses personnages et un grand sens du récit qui continuent à faire de Whitmer ce qu’il est, un des auteurs américains dont la voix nous touche le plus.
Yann.
Les Dynamiteurs, Benjamin Whitmer, Gallmeister, 400 p. , 24.20€.

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