L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Border la Bête, Lune Vuillemin (La Contre-Allée) – Yann et Fanny
Border la Bête, Lune Vuillemin (La Contre-Allée) – Yann et Fanny

Border la Bête, Lune Vuillemin (La Contre-Allée) – Yann et Fanny

« La glace soliloque sous le ciel blanc, parfois elle grince des dents, se met à rire et sa mâchoire claque. Sa peau blanche gercée de bleu semble forte et prête à recevoir les baisers ardents du printemps. Il y a d’abord une expiration de brume sur les sapins baumiers, puis le froid bondit d’un bout à l’autre du lac à la manière des chevreuils en fuite. »

C’était il y a quatre ans, autant dire une éternité … Aire(s) Libre(s) voyait le jour et tombait sous le charme de Quelque chose de la poussière, premier roman d’une jeune autrice que l’on se promit alors de suivre avec attention. Quatre ans, donc, une nouvelle maison d’édition, et un des plus beaux titres de cette rentrée d’hiver. Border la Bête.

Quelque part au bord d’un lac, dans les forêts de Colombie-Britannique, la narratrice assiste à la tentative de sauvetage d’une orignale. Profondément touchée et intriguée par les deux personnalités qu’elle rencontre ce jour-là, éprouvant elle-même le besoin de faire une pause dans sa vie afin d’évacuer l’angoisse qui l’étouffe, la jeune femme décide de suivre Arden et Jeff jusqu’au refuge animalier dont ils s’occupent.

On retrouve ici ce qui nous avait saisis dès Quelque chose de la poussière, cet univers sauvage navigant en permanence entre ombre et lumière, au fond de ces forêts canadiennes où vécut l’autrice et qui lui tiennent tant à coeur. L’immersion est immédiate et totale, pour le lecteur comme pour cette jeune femme dont on ne connaîtra pas le nom mais dont on suivra la tentative de reconstruction après un drame esquissé au fil du récit. Les protagonistes de Border la Bête ne sont pas de grands bavards, ici les non-dits comptent autant que les mots et le silence occupe une place essentielle dans leur quotidien.

Photo : Jakob Dulisse.

Si les humains sont mutiques, la nature, elle, ne l’est pas et c’est là une des grandes forces de ce roman que de parvenir à restituer l’ambiance unique qui règne dans ces immensités boisées. Inspirée et touchée par les marches silencieuses qu’elle fait en forêt avec son compagnon (et auxquelles il est fait allusion dans les remerciements), Lune Vuillemin excelle dans l’évocation des mille et un petits bruits qui peuplent littéralement les bois. Cette attention de chaque instant est au coeur même du récit et sera partie intégrante du processus de reconstruction entamé par la narratrice. Lors de l’entretien que nous avions eu avec elle à l’occasion de la parution de son premier roman, Lune nous confiait aimer l’absence de sons humains dans la nature et son attachement au mot wilderness, la nature dans son côté le plus sauvage. Paradoxalement inquiétante et rassurante à la fois, en fonction de l’état d’esprit dans lequel on l’aborde, cette nature omniprésente laisse ici peu de place à l’humain, il doit s’y plier, y créer l’espace qui lui permettra de vivre au plus près de la vie sauvage et d’apprendre à la connaître et à la respecter.

Photo : D.R.

Border la Bête peut être lu comme un roman sonore, la bande son des forêts canadiennes mais c’est aussi et surtout un roman éminemment sensuel, organique. Si l’ouïe est très sollicitée, les autres sens le sont autant, qu’il s’agisse du goût, de l’odorat, de la vue ou du toucher. L’expérience est entière et ne peut se vivre à moitié. Il n’ y a ici pas de place pour le sentimentalisme mais les sentiments, eux, même s’ils peinent à s’exprimer, donnent toute son épaisseur au quotidien. La forêt n’est pas un lieu pour les tièdes, chacun(e) a ses fêlures et apprend à vivre avec ou tente de les comprendre pour mieux les apprivoiser.

Âpre et parfois rude, Border la Bête n’en est pas moins touchant dans ses descriptions de personnages à la fois forts et fragiles, qui confrontent leurs blessures intimes à l’indifférence de la nature et pansent leurs plaies du mieux qu’ils le peuvent. Il faut rester attentif à la beauté du sauvage semble nous dire Lune Vuillemin et l’on ne peut que la suivre dans ce sens, impressionnés par la maturité de son écriture et la même assurance qui avait marqué Quelque chose de la poussière.

« Tout me rappelle combien le sol sous nos pieds est fragile. Il n’y a pas que les orignaux qui meurent au matin. »

Yann.

Border la bête ou s’enfouir en forêt boréale, Border la bête et se laisser aller à une plume ensauvagée, Border la bête et faire partie d’un petit élément tangible au sein d’une vaste nature fragile.

Luce Vuillemin nous trace un chemin fait de découvertes, d’ornières, de passage à gué, d’animaux blessés, d’arrogance, de deuil, de forces en présence, de sensualité.
Quand tu la lis, tu as l’impression d’être immergé-e dans un espace où l’humain est modelé par la forêt. Pour une fois que l’inverse se tait.

Le roman commence par une chute, celle d’une orignale dans l’eau glacée d’un lac. Un homme et une femme vont tenter de la secourir, tout comme ils vont secourir, d’une certaine manière, celle qui nous raconte cette histoire.
Arden et Jeff soignent les animaux blessés, font leur part, évoluent dans un territoire pour y célébrer chaque interstice de vie forestière, en adéquation totale avec celles et ceux qui y vivent : le sapin baumier, la rivière, les coyotes, les poissons, les mésanges, le mélèze géant, les dindons sauvages, cette richesse qui n’est pas infinie, ce monde là dont Lune Vuillemin nous donne à ressentir les palpitations, êtres à part entière.

« Dehors, il pleut. Pour la première fois depuis que je suis ici. Je sors sur le chemin recouvert d’une couche de glace qui craquelle dans cette chaleur liquide de courte durée. Je reste un moment sous un sapin baumier qui se dresse à côté de la grange. Je suis assez petite pour trouver refuge sous ses bras. La pluie me fait un bien fou, les gouttes qui glissent sans éclater dans les aiguilles de l’arbre me tombent sur le front et les joues. Je n’aurais jamais cru recevoir une telle tendresse de la part d’un arbre et de la pluie. (…) « 

La nature est source du vivant et l’humain s’y inscrit de manière passagère, Border la bête c’est prendre soin d’un Grand Tout et calmer la colère, la temporalité y est différente, plus lente et résiliente.

Fanny.

Voici un roman mordant, poétique, enivrant🌲

Border la Bête, Lune Vuillemin, La Contre-Allée, 184 p. , 19€.

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