«Pas plus tard que ce matin, j’ai eu l’impression que plus jamais je ne pourrais voir ni ressentir la beauté. Je n’étais qu’un pauvre petit singe triste, un petit démon de la perversité, convaincu que toute la beauté de l’univers avait expiré. Que mon coeur avait été cousu du mauvais côté. Plus rien ne pourrait me sauver, pensais-je.»

Étoffant depuis cinq ans déjà un catalogue de «littérature sans fiction», les éditions Marchialy, souvent remarquées pour la qualité de leurs textes et le soin apporté à leurs maquettes, frappent un grand coup avec ce livre que l’on n’avait pas vu venir. C’est peu dire que ce texte sort du flot des nouveautés qui envahit les tables des librairies. Pour lui rendre justice, il faudrait lui créer une place à part, rien qu’à lui, où il trônerait fièrement, auréolé de la folie et de l’émotion qui en imprègnent les pages.
Jay Kirk est américain, il est né en 1970. Écrivant principalement pour quelques magazines de presse, il propose avec Esquive le jour son second livre, quelques années après Kingdom under glass dont on espère une traduction prochaine maintenant que l’on a vu de quoi le gars était capable.
Passablement perturbé par la mort prochaine de son père, Jay Kirk, passionné depuis des années par l’oeuvre du compositeur Béla Bartók, part sur les traces d’une partition manuscrite quelque part en Transylvanie. Accompagné de Bob, ami et traducteur, il parcourt les campagnes du pays à la rencontre de musiciens locaux et creuse la piste de cette Cantata Profana qui le fascine depuis des années et dont le thème fait très fortement écho aux rapports de Kirk avec son propre père, ancien pasteur alcoolique à la présence écrasante. Il devient très vite évident que la quête du journaliste a une dimension viscéralement personnelle et qu’il se retrouve rapidement confronté à ses doutes et angoisses. Ajoutez à cette situation une consommation immodérée de cachets et de divers alcools et vous obtiendrez un voyage transylvanien aussi troublé qu’imprévisible, malgré les efforts de Kirk pour reprendre le dessus face à ses addictions. Ce n’est pas un hasard si, en quatrième de couverture, l’éditeur fait référence à Hunter Thompson et à son journalisme gonzo, il y a vraiment de ça dans les pages de ce livre. Mais il y a également beaucoup plus …
« En ce qui me concerne, je portais une longue et flamboyante écharpe en cachemire argenté et j’avais bien conscience d’irradier en mon for intérieur l’énergie pure et sémillante du jeune quadra venant de retrouver sa sobriété. J’étais vraiment en phase avec l’instant, empli de gratitude et lucide quant à ma capacité, après tout, à poursuivre une relation saine et ouverte avec la réalité, plutôt que cette approche tout en esquive dont je m’étais quasiment fait une spécialité. »

Mais la volonté de Kirk a parfois des faiblesses et les rechutes sont terribles, donnant lieu à des hallucinations maladives et des questionnements sans fin. Alors que sa quête semble battre de l’aile, en proie à de sérieux doutes quant à l’éventualité d’un succès, le journaliste reçoit un message de Darren, vieil ami et complice au moins aussi allumé que lui, qui lui propose un voyage en bateau vers l’Arctique. Darren travaille pour la télé et, accompagné de Mark, cameraman, doit livrer un reportage sur la traversée mais il compte bien profiter de l’opportunité pour réaliser en douce un film dont lui et Jay seraient les principaux acteurs … Là encore, passé et présent se télescopent, noyés dans de solides doses d’alcool et le scénario va progressivement échapper au journaliste.
Éloge de la fuite (en avant) aurait fait un très bon titre pour ce livre (mais Esquive le jour est finalement encore mieux trouvé). Souvent drôle et déjanté dans sa première partie, le récit de Jay Kirk prend peu à peu une autre dimension, plus intimiste, à la tonalité plus sombre, plus inquiète et l’on voit apparaître en filigrane l’enfant apeuré derrière l’adulte hors de contrôle. Attachant dans ses doutes comme dans ses angoisses, Jay Kirk tombe le masque et essaie tant bien que mal d’affronter la réalité en face, qu’il s’agisse d’accepter la mort prochaine de son père ou de revivre certains épisodes marquants de son enfance. Récit ample et grouillant de vie, Esquive le jour peut être lu comme une tentative de psychanalyse plutôt rock’n roll, une envie de se réconcilier avec soi-même, de baliser sa vie de nouveaux repères plus stables reposant sur une meilleure compréhension du passé. Bref, Jay Kirk s’y montre sous tous ses aspects, y compris les moins glorieux, avec une honnêteté qui force le respect et il s’en dégage au final le portrait plutôt poignant d’un homme qui doit se faire violence et passer outre ses faiblesses pour pouvoir refaire surface. Esquive le jour est tout sauf un livre de développement personnel, ou alors c’est celui de Kirk et de personne d’autre. On le lira en tout cas avec l’impression de vivre une espèce de grand huit émotionnel, de ceux qui indiquent sans ambiguïté possible que ces plus de 400 pages laisseront une marque en nous. C’est cette littérature que l’on aime, qui nous secoue et nous touche, qui jongle entre humour et émotion, savoir et folie, peur et confiance. Pour toutes ces raisons, la lecture d’Esquive le jour est fortement recommandée.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe.
Yann.
Esquive le jour, Jay Kirk, Marchialy, 414 p. , 22€.
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