
Lorsque tu sais que tu viens de finir une « œuvre ». Alors certes, le mot peut te paraître pompeux, toutefois enfouis toi dans cette canopée et puis on en reparle.
Lorsque le dernier arbre de Michael Christie – « Greenwood » dans son titre original -, traduit magistralement par Sarah Gurcel, est un roman construit comme les cernes d’un arbre gigantesque, témoin de nombreuses vies, sur cette île nommée « Greenwood Island ».
Tu auras tôt fait de penser à L’arbre monde de Richard Powers. Certes, c’est effectivement le même talent, le même sens du détail dans la construction narrative, quant à la question environnementale, elle est l’essence de l’ouvrage. Pourtant, c’est totalement inédit, époustouflant.
Lorsque le dernier arbre est une fresque familiale qui te prend au cœur de 2038 aux années 1930. C’est impitoyable comme ce livre reste puissant jusqu’à sa dernière page.

Michael Christie est né à Thunder Bay en Ontario avant de migrer vers Vancouver, en Colombie Britannique, puis vers Galiano Island, une des îles de ce même Ouest canadien, située dans le détroit de Georgie. C’est sur cette île qu’il bâtira son chalet et sur ce même endroit qu’il eu l’idée de son roman, construit tel un arbre, des racines aux branches multiples, ayant le tronc commun comme échange, telle une carte narrative où les anneaux de croissance t’emportent au sein d’un futur proche, puis remontent le temps.
« Avec le temps, les garçons affinèrent leurs coups de hache – un mouvement des hanches plus que des bras – et surent bientôt exactement là où les volutes d’un grain poseraient problème, et comment laisser le merlin faire le travail pour eux. Sauf que personne n’avait le cœur de leur signaler qu’ils étaient censés faire sécher ce bois pendant un an au moins – et idéalement deux ou trois. (…) C’est ainsi qu’en lieu et place des dénominations précédentes – ces « pauvres garçons » ou ces « maudits garçons », selon ce qu’ils avaient fait cette semaine-là -, on en vint à appeler la paire « les garçons au bois vert », the green wood boys. »

Lorsque le dernier arbre te fait défiler quatre générations de Greenwood sur cinq périodes: 2038, 2008, 1974, 1934 et 1908. Ce qui est totalement brillant, et je n’ose imaginer la dose de travail acharné pour arriver à ce résultat là – cinq années me semble-t-il -, c’est que pour chaque période, Michael Christie t’emporte au sein d’une ambiance différente, d’une humeur, avec un ton et des personnages t’emportant comme dans un film. Les mots s’animent puis deviennent des images, te tatouent l’esprit.
Cet effet là doit être assez unanime puisque les producteurs de Six feet under (huge fan) et Westworld ont acquis les droits de ce livre afin de créer une nouvelle série. Cela promet du beau. Bien qu’un livre ce soit toujours mieux 😉
Michael Chrisitie est donc un jeune et talentueux auteur canadien qui fut aussi serveur, skateur professionnel, charpentier, personnel aidant pour les sans-abri. C’est un peu à la mode du continent: multitâche. Un peu comme être une maman en fait…
Et ce regard global sert l’« œuvre », oui, j’y tiens.
Pour défiler à travers ces périodes, tu rencontreras un magnat de l’industrie forestière: Harris, un rescapé de la Guerre devenu amoureux de ses érables: Everett, une militante écologiste s’en allant faire ses choix au fond des bois: Willow, un menuisier faisant le bilan de sa vie, conscient du traumatisme familial malgré lui: Liam, une dendrologue ayant trouvé refuge au sein d’une île réservée aux touristes milliardaires venus humer ce qu’il reste de forêt primaire: Jacinda / Jake.
Le fil rouge de cette galerie Greenwood est tenu par deux autres personnages. Le premier est une femme, Euphemia Baxter, abusée par un milliardaire érotomane, R.J. Holt. Elle est celle écrivant sa vérité de jeune mère, et sa liberté d’écrire, notamment sur un mystérieux journal intime. Le second est une montagne nommée Harvey Lomax, homme de main d’Holt, une carrure aussi large et un cerveau qui n’est pas celui d’un moineau. Il est chargé de retrouver le journal intime d’Euphemia, et, éventuellement, un bébé.
Au travers de ces sept personnages, tu traverseras une humanité entière courant à sa perte, tout comme tu t’attacheras, avec émotion, au dysfonctionnement de cette famille… comme toute famille, il est vrai 🙂

Lorsque le dernier arbre te parle de désastre écologique, de beauté des forêts, de famille, de capitalisme, de rage, de place des femmes, de traumatisme, de société bancale, de résilience, de femmes des bois, de pardon, d’amour interdit, d’amitié puissante, de maternité, d’ultra-riches déconnectés, de paternité, d’environnement à sauvegarder, et, tout cela, dans une puissante cohésion.
Tu as cette multitude de lieux, de personnages, d’espace-temps en reliance, tout cela uni par une idée fondamentale: trouver sa place dans la vie.
« (…) son esprit s’égare. Il retourne à la bibliothèque de Temple, à ses étagères de planches grossières chargées d’encyclopédies et de drôles de volumes venus du monde entier. Là-bas, Temple lui a parlé d’un livre intitulé « La machine à explorer le temps », dont l’histoire s’articule autour d’un dispositif capable de transporter une personne à une autre époque que la sienne. Everett s’était mis à penser à tous les endroits permettant d’émerger dans un autre espace-temps que celui d’origine. Un wagon de train par exemple. Ou une forêt. Un arbre. Une bibliothèque. Un champ de bataille, aussi. Ou – mais Everett ne s’en rendra compte que plus tard, après en avoir occupé une très longtemps – une cellule de prison. Et puis ce caisson, dit-il, la gorge serrée comme un poing. Il frôle de ses lèvres la tête douce de Willow et soulève le loquet. »
Ce livre te plonge dans une épopée intime et universelle, notre lien entre toutes et tous, nos choix et nos pertes. J’ai eu l’envie de relire certains passages à voix haute, tellement les phrases de Christie touchent l’âme.
Tout commence en 2038 pour revenir au début d’un autre siècle. Et puis tu repartiras vers Jacinda.
Lorsque le dernier arbre est un mouvement, celui des branches d’un géant dont les feuilles se soulèvent avec le vent puis reviennent à leur place, attachées ensemble, abreuvées par ce tronc dont les racines s’évadent et s’enfoncent si profondément dans le sol.
L’aspect dystopique du roman n’est pas exagéré, ce « Grand Dépérissement »: la fin des forêts et l’ensevelissement par le sable de notre humanité, est à nos portes. Le cèdre rouge, par exemple, est en voie de disparition, mis en état de stress chronique, causé par les sécheresses à répétition.
Nous le savons, nous en sommes les responsables. C’est par ce biais, je trouve, que nous partageons quelque chose avec les Greenwood: cette amnésie intergénérationnelle. Mais au milieu de cela, persiste, cet amour porté à la nature, à un enfant, à ce qu’il nous reste de plus cher.
« (…) Mais pourquoi attendons-nous de nos enfants qu’ils mettent un terme à la déforestation et à l’extinction des espèces, qu’ils sauvent la planète de demain, quand c’est nous qui, aujourd’hui, en orchestrons la destruction ? se demande-t-elle incidemment en empilant les cartons dans le van. Il y a un proverbe chinois qu’elle a toujours aimé : « Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a vingt ans. À défaut de quoi c’est maintenant. ». Et c’est pareil quand il s’agit de sauver l’écosystème. »
Lorsque le dernier arbre est donc un sacré roman, une fresque incroyable. Lis-le.
Coup de cœur immense, tel « le Doigt d’honneur de Dieu. » – c’est pour dire –
Fanny.
Lorsque le dernier arbre, Michael Christie, Albin Michel – Terres d’Amérique, 608 p., 22,90 euros.
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