L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Abena, Pierre Chavagné (Le Mot et le Reste) — Seb
Abena, Pierre Chavagné (Le Mot et le Reste) — Seb

Abena, Pierre Chavagné (Le Mot et le Reste) — Seb

« Ce matin, le ciel brille comme un plateau d’argent, une infime portion est rayée : il pleut sur le versant d’en face. Kofi se dresse sur une corniche et embrasse l’horizon. De si haut, les montagnes paraissent incassables et éternelles ; de près, elles disparaissent au profit d’un assemblage de blocs fracturés, de crêtes déchiquetées, d’arêtes, de fissures, de glaces et de roches de différentes natures, abîmées par le temps, qui se creusent et s’effritent. La montagne est plus solide et ancienne que les hommes, elle mettra le temps, mais elle finira aussi par disparaître ; rien dans la création n’existe pour toujours. »

L’histoire. Abena et son grand frère, Kofi, franchissent la montagne enneigée et sont pris en chasse par une milice antimigrants, la Souche. Ils échappent à la mort grâce à l’aide d’un marginal, Caïn. Dans la vallée et le reste du pays, la situation est très confuse, une guerre civile larvée diffuse ses odeurs putrides, tout est incertain, le monde d’avant est mort. Les trois jeunes gravissent les sommets jusqu’à trouver refuge chez un couple, la Vieille et l’Aveugle. Dans cette réclusion sauvage, chaque individu porte une blessure, une douleur, des secrets, et le passage des saisons, les tensions, la présence de groupes armés dans le massif ne rendent pas la cohabitation facile.

En hiver, les montagnes ont faim. Au-delà d’une certaine altitude, les rochers deviennent des dents.


Dès l’incipit, j’ai été soufflé. Putain qu’elles se posent là ces deux phrases ! elles représentent une sacrée promesse, et c’est dangereux de faire ça, parce que le lecteur, il n’apprécie pas les promesses non tenues.
Pierre Chavagné tient ses promesses, haut la main. Abena, c’est le genre de roman qui t’embarque sans te laisser le temps faire tes valises, et les seules que tu auras, ce sont celles qui se formeront sous tes yeux à cause des heures très tardives où tu accepteras, à regret, de fermer le livre et éteindre la lumière.
C’est rare les histoires dans lesquelles il n’y a rien à jeter. Ici, les personnages sont des merveilles qui évitent le manichéisme, les dialogues sont brefs et sonnent juste – une chose très difficile à faire – le récit avance à son rythme, et ce rythme est identique au tien, et ça, c’est une performance de premier ordre, car chaque lecteur est différent et pourtant, je gage que toutes et tous trouveront cette même allure, la juste allure. Pas d’ennui, pas de frénésie, l’équilibre. Et en montagne, il vaut mieux en avoir, de l’équilibre.
Je me suis senti oppressé par l’atmosphère de déliquescence de la société, l’auteur n’explique pas grand-chose à ce sujet, on comprend simplement que ça va mal, que quelque chose qui s’apparente à la guerre civile s’insinue partout et que le seul refuge, c’est la montagne, c’est la Nature. L’instabilité civilisationnelle est un hors-champ permanent, une menace fantôme très efficace. Une charge mentale pour les personnages et le lecteur.
Je dois te dire un mot, chère lectrice, cher lecteur, de l’écriture. Tu sais que lorsque j’ouvre un roman, c’est la première chose que je cherche ; des phrases qui restent dans ma tête, une sidération devant une description, la vague sensation que l’auteur à lu dans mes pensées, une formule qui m’aidera à piger le monde. Il y a tout cela dans ce roman qui est à la confluence de bien des choses : initiatique, road-movie et huis clos (si, c’est possible), Nature writing, Noir.

Photo : Le Mot et le Reste.

Je ne vais pas te dire ce qui se passe entre ces pages qui sont des merveilles semblables aux stalactites qui scintillent dans le faisceau du soleil, chaque goutte qui en tombe est un mot qui brille, qui possède sa course propre, son bruit intrinsèque, sa lumière personnelle.
Ce roman raconte de quelle manière la Nature peut guérir les plaies les plus abominables, quel magnifique havre, elle peut devenir pour qui sait s’y mouvoir et apprendre. Sous la toise des saisons, dans l’antienne perpétuelle du temps qui s’écoule, des êtres humains imparfaits se pourchassent, se haïssent, s’apprennent, s’amadouent, s’approchent. Ce roman dit que la folie des hommes n’atteint jamais le ciel, que le salut réside dans l’entraide et la compréhension des choses, que la violence est et restera toujours une impasse dont il est presque impossible de revenir. Les comparaisons sont toujours casse-gueule, mais Jean Giono a sans doute béni ce roman, tant la Nature y est sensuelle et sans pitié. Belle à crever.
Ce roman est la combinaison parfaite de la violence et de la beauté.

Pierre Chavagné, de cette plume qui semble aisée et tombée du ciel, met en scène des personnages variés qui font ce qu’ils peuvent avec leurs émotions et leurs sentiments, se débrouillent tant bien que mal avec leur passé, tout ce magma qui les a construits et les rend friables.
Mais l’auteur est aussi un romancier de l’expérience, ça se sent dans ce qu’il dit, dans ce qu’il écrit et d’où il parle. Comme dans ce passage qui parle de la perdition en montagne, tellement réaliste :


« La brume s’épaissit d’un coup et se referme sur lui […] Au départ, il se tient à moins de trois-cents mètres du camp, il est confiant, mais il part dans la direction opposée. Quand il réalise son erreur, il revient sur ses pas. Cependant encore une fois, il se trompe de direction et atteint un nouveau point. En moins de mille pas, il s’égare pour de bon. Il crie, le vent rabat sa voix vers le sol. Personne ne répond. Il est sorti pour un tour rapide et n’est pas équipé pour affronter les heures les plus froides. Des cris d’oiseaux assourdis et des craquements, ici ou là, l’informent qu’il n’est pas seul. Il doit marcher droit devant lui pour ne pas geler et en cercle pour ne pas s’éloigner. Le monde ne dépasse pas la longueur de ses bras. Il a du mal à distinguer le haut du bas, il ressent l’absurdité de sa vie. Il erre dans la pinède comme un possédé, croisant et recroisant ses propres traces de pas. »

Et sans dévoilgâcher, tu verras, vers la page 245, il y a un grand moment, la fin de deux personnages, et c’est beau, mais beau ! à montrer dans les ateliers d’écriture et les classes de collège et lycée. De la guipure fignolée par des mains qui sont revenues bien souvent sur l’ouvrage.
Et puis, l’auteur dédie son roman à Cormac McCarthy, ça m’a touché. Ensuite, il y a une sublime citation de Jim Harrison. Déjà, j’étais conquis.
Nous sommes début mai, et je ne suis pas sûr du tout de tomber sur un texte aussi fort cette année.

Seb.

Abena, Pierre Chavagné, Le Mot et le Reste, 261 p., 22€.


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