« Le monde ne nous doit pas la charité de nous porter du berceau à la tombe sans nous briser et, de toute façon, quel est l’intérêt d’une vie non brisée ? Mais c’est difficile, pour nous qui le sommes, de tolérer la pureté — sa grâce nous rappelle avec trop d’insistance nos propres échecs. »
C’est peut-être dans ces quelques mots que se situe tout ce qui fait la force des textes de Craig Davidson, qu’il s’agisse de romans (Juste être un homme, Cataract City, Les bonnes âmes de Sarah Court) ou de nouvelles (Un goût de rouille et d’os, Cascade). Des vies brisées, des moments sur le fil du rasoir, des destins qui basculent, bref, Craig Davidson n’est pas spécialement le romancier du réconfort. Et pourtant, l’homme se fend dans ses remerciements à la fin du livre de quelques lignes particulièrement évocatrices sur sa propre vie et les bouleversements amenés par sa paternité. « Aujourd’hui, dit-il, j’ai l’étrange pressentiment (…) que mes lecteurs de la première heure ouvriront ce recueil et penseront : « Quelle tragédie, Davidson est devenu aussi mou qu’un chamallow. » » Cette inquiétude, cette peur de « ramollir » sont tout à l’honneur d’un homme qui, aujourd’hui encore, ne déçoit pas et ne fait toujours pas l’effort de caresser ses lecteurs dans le sens du poil. Craig Davidson nous bouscule et on y prend goût.

Dès les premières lignes, Les Lumières fantômes donne le ton : Claire vient d’avoir un accident de voiture dans une forêt enneigée. Son mari est mort sur le coup et elle reste seule avec Charlie, leur bébé… On a connu situation plus confortable. Davidson plonge dans les pensées et les souvenirs de Claire pendant qu’elle tente survivre à la tempête de neige en cours. La naissance de Charlie, la maternité et les questions que se pose une mère, les doutes et les angoisses que connaissent les parents, on comprend vite que le romancier devenu père a trouvé là matière à explorer, donnant à ses personnages une humanité indiscutable. Ainsi, la naissance, l’enfance ou l’adolescence et les remises en question permanentes qu’induisent ces moments dans la vie d’un humain sont au coeur de nombre des nouvelles qui composent ce recueil. Le Jumeau perdu, La Brûlure ou encore Les Gorilles du vendredi soir interrogent chacun à sa manière les notions de famille, qu’il s’agisse de maternité, de paternité ou de fraternité.
Un autre point commun qui semble filer au long de ces nouvelles, c’est le rapport au corps, à la souffrance, aux limites de chacune et chacun d’entre nous. Ici, la violence n’est jamais gratuite, mais elle est omniprésente. Le corps y est malmené, quand il n’est pas malade ou handicapé. Davidson dépeint avec une précision quasi chirurgicale les blessures et les traumatismes subis par certains de ses protagonistes. Ce réalisme souvent très cru accentue l’inconfort que l’on peut ressentir à la lecture de ces textes, mais il intensifie en même temps le sentiment de lire quelque chose d’aussi fort qu’organique. Ce sont des êtres de chair et de sang qui s’agitent sous nos yeux, qui luttent pour rester debout, qui chutent parfois et tentent de se relever sous nos yeux écarquillés.

Il est un troisième élément indissociable de l’univers singulier de Craig Davidson, c’est le cadre dans lequel il situe ses histoires. Originaire de Toronto, il a grandi non loin des chutes du Niagara et ce lieu unique lui fournit un décor hors norme, à l’image des destins sur lesquels il se penche. La ville réelle de Niagara Falls, chez lui renommée Cataract City, dont tout un quartier est bâti sur des terres polluées, cristallise la violence et le mal-être que l’on retrouve chez la plupart des protagonistes de ce recueil. La raffinerie de chlore locale est un des plus gros employeurs de la ville, qu’elle nourrit et pollue simultanément…
Cascade propose sept nouvelles dont aucune ne peut laisser indifférent. Par son talent et son originalité, par son humanité aussi, Craig Davidson ébranle nos certitudes et interroge ce qu’est la vie d’un homme ou d’une femme. Marqué par sa double paternité, l’auteur fait ici preuve d’une sensibilité peut-être plus prégnante que dans ses précédents ouvrages qui, loin de rendre l’ensemble plus mou ainsi qu’il semble le craindre, donne au contraire plus de force à ses textes.
« La vie, ce n’est que de la technique. le monde est plein de gens comme nous, Aaron. Les cabossés, les articles défectueux et les jouets mal fichus. Et on doit travailler beaucoup plus dur. Se donner plus de mal, réfléchir davantage… et miser sur la technique. »
Nouvelles traduites de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié.
Yann.
Cascade, Craig Davidson, Albin Michel / Terres d’Amérique, 240 p. , 21€90.
Un, j’adore les nouvelles et 2, j’avais adoré Un goût de rouille et d’os ( c’était il y a longtemps ! ) je note donc ce recueil.
Je te conseille aussi fortement « Les bonnes âmes de Sarah Court » du même auteur, qui m’avait complètement bluffé.