L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Colline : Chef-d’œuvre de Jean Giono (Le livre de poche) — Seb
Colline : Chef-d’œuvre de Jean Giono (Le livre de poche) — Seb

Colline : Chef-d’œuvre de Jean Giono (Le livre de poche) — Seb

« Le ciel est bleu d’un bord à l’autre. Le profil des herbes est net, et tous les verts sont perceptibles dans la tache verte des champs : sur une touffe de bourrache le vent a porté une feuille d’olivier ; la saladelle est plus claire que la chicorée, et, dans ce coin où l’on a épousseté les sacs de phosphate, des herbes charnues, presque noires, fusent comme les poils plus vivaces d’un grain de beauté. Au sommet des pains on compterait les aiguilles. »

L’histoire. Dans l’arrière-pays du sud où se gondolent les contreforts des montagnes, vers les monts de Lure et sous le cagnard, le vieux Janet, grand connaisseur de la nature, un peu sorcier et détenteur de tant de secrets, agonise. Il n’en finit pas de mourir, et il parle et parle, il n’en finit pas de parler. Et ce qu’il dit, quand on comprend, n’est pas rassurant. Il se fait oiseau de mauvais augure, promet les collines au malheur, subodore que quelque chose arrive. Les proches, les voisins, tous de la terre, rient de cette litanie, mais lorsque la fontaine éternelle tarit et qu’une petite fille tombe malade, puis qu’un incendie se déclare et menace le hameau, on rit jaune et on finit par voir rouge. Tout cela, c’est à cause de Janet, c’est lui, du fond de son lit, qui provoque le malheur parce qu’il est furieux de mourir. Alors chez les habitants du hameau et des environs, on commence à nourrir des pensées très sombres.

Colline est le premier volet de la trilogie de Pan, et le moins que l’on puisse dire c’est que Giono place la barre extrêmement haut. Si l’histoire exploite les croyances des gens du monde rural, elle monte insidieusement en puissance au fil des pages et dès l’entame, on perçoit cette atmosphère lourde et inquiétante malgré la peinture fantastique des paysages. Et si nous percevons cela, c’est parce que l’écriture de Jean Giono touche au sublime. Il est dans une forme olympique, l’homme de Manosque, sa plume crépite et pétille, elle nous envoie à la figure des odeurs, des sons et des couleurs dans un feu d’artifice des sens. Et puis on a chaud, et la nuit, on pourrait aussi bien y être là-bas, sur le flanc de la colline, avec les étoiles comme auréole au-dessus de la tête, avec les insectes qui stridulent et égrènent le temps.
Dans l’extrait qui ouvre cette chronique, toute la formidable énergie de l’écriture jaillit de partout, elle éclabousse la page. Certains auraient écrit « l’air était si limpide qu’on en avait la tête qui tournait ». Giono, lui, passe par un autre chemin, nous décline les verts, et pour finir, nous cloue avec la dernière phrase qui éclaire tout le reste.


Comme son voisin de Suisse Ramuz, Giono exploite la veine de la peur, celle qui naît des croyances, l’irrationnelle trouille de ce qu’on ne connaît pas, et si on ne connaît pas, c’est parce que c’est de l’ordre de l’occulte, et on ne peut pas lutter contre ça. En travaillant son récit comme un métronome, l’écrivain fait monter la tension comme on fait monter la température de l’eau sur le feu. Et en permanence il nous fouette avec ses phrases qui nous perforent, c’est un festival qui se renouvelle, et on s’angoisse, et on s’éblouit en même temps de tous ces mots si bien assemblés et qui, dans cet ordre-là, recèlent un pouvoir d’émerveillement jamais offert avant. Les personnages sont ciselés avec la grande finesse de l’artisan qui a tout le temps qu’il lui faut pour arriver où il le désire, ils sont vivants et incarnés, tellement porteurs des défauts et des qualités des humains, aux caractères trempés ou fluctuants, c’est selon…
Tranquillement, sans s’agiter, il nous dissèque les emportements, les drames intérieurs et les cas de conscience quand il faut choisir entre solidarité et gratitude. On regarde les personnages évoluer devant la menace grandissante, qui croît au même rythme que la peur puisque c’est elle qui l’alimente. Il nous offre une leçon simple sur l’exercice de la violence dans la campagne, nous montre sa naissance, l’endroit où elle ne cesse d’attendre, telle une braise immortelle tapie au fond du cœur des hommes.
Tout cela ressemble fort à un chef-d’œuvre, sans exagérer. Cette langue-là ne se trouve que dans les livres de Jean Giono, vous pouvez chercher ailleurs, bonne chance. Il n’y a que lui qui m’enchante à ce niveau-là.
Finalement, je ne lui trouve qu’un seul gros défaut à ce roman, c’est qu’il ne fait que 160 pages.
Jean Giono est le grand écrivain du vingtième siècle.
Je l’imagine nous observant en train de lire son Colline, avec ses yeux faits de ce bleu magique et ce sourire narquois qui semble dire en permanence « je vous ai bien eus hein ».


« C’est le matin du deuxième jour. Pas de vent, et toujours le silence. Une épaisse couronne de violettes pèse sur le front du ciel. À travers cette brume le soleil monte pareil à une grenade. L’air brûle comme une haleine de malade. »

Seb.

Colline, Jean Giono, Le Livre de Poche, 158 p. , 6€90.

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