« Dwayne songeait à son frère et au Christ, et il ne voyait aucune différence entre eux. Tous deux étaient nés en bas, leur fardeau, le poids des gens cruels. Le péché, c’étaient les épines sur sa tête, les clous dans ses mains et ses pieds, la lance dans son flanc. Le péché, c’étaient les crachats sur le visage de Carol, l’humiliation de la pauvreté, les raclées, le tourment du silence,
Ça plaisait au Seigneur de les mettre à l’épreuve, d’instiller le chagrin dans leur cœur, car ce n’était qu’en souffrant, en supportant les péchés de nombreux autres, qu’ils pouvaient ouvrir les portes à ceux qui leur avaient fait du mal. »

L’histoire. En Caroline du Nord, Darl Moody, qui vit de peu, braconne pour mettre une grosse motte de beurre dans les épinards. Un soir, alors qu’il pense tirer un sanglier, il tue un homme. La victime est le frère de Dwayne Brewer, un homme réputé dans le comté pour sa violence, sa cruauté et son sens bien à lui de la justice. Darl, paniqué, songe immédiatement à son meilleur ami Calvin pour l’aider à arranger toute cette merde en puissance. Mais il existe des choses qu’on ne maîtrise pas, et l’imprévu est souvent source de problèmes gravissimes.
David Joy, pour vous le présenter rapidement chères lectrices et chers lecteurs, c’est un romancier américain qui vit dans les Appalaches, il a écrit quatre romans noirs dont le nouveau, Les deux visages du monde, est sorti cet automne aux éditions Sonatine. J’ai eu le bonheur d’assister il y a quelques semaines à une rencontre à la librairie Page et plume à Limoges, c’était passionnant et le gars est fort sympathique, et grand, et barbu. Les connaisseurs présentent souvent David Joy comme le successeur du grand Ron Rash. Faudra que je vous cause de Ron Rash un de ces jours, lui, vous allez l’aimer c’est sûr. Allez, je vous refile un tuyau, faites-vous offrir Une terre d’ombre ou bien Serena. Vous m’en direz des nouvelles. Il se trouve que Ron Rash a enseigné à l’université où David Joy buvait des binouzes et reluquait les filles, et il se trouve que David Joy a suivi ses cours. On peut dire sans trop s’avancer au vu du résultat que David Joy a très bien écouté pendant les cours de Ron Rash et qu’il n’y reluquait pas les filles.
Les deux hommes ont sympathisé, forcément, ils étaient faits pour se rencontrer et s’apprécier, ils aiment la même littérature comme d’autres aiment les mêmes plats. Ils ont donc formé un de ces fameux attelages Maître-élève, et David Joy a été un fameux padawan, il est probablement celui qui ramènera l’équilibre dans la force du roman américain.
Dans ce roman magnifique de pureté et de sobriété, où chaque mot est comme un arbre de la forêt, c’est-à-dire à sa place, l’auteur travaille au corps les âmes de ses personnages, livrés aux drames et aux dilemmes les plus ardus que la vie peut leur soumettre. Il prend à pleines mains le thème de la rédemption et le renouvelle avec un sens de la dramaturgie et de la narration qui forcent le respect. Dans cette partie des Appalaches où l’existence peut s’apparenter à de la survie, ou les pauvres pullulent dans des paysages sublimes, où la nature est somptueuse, mais menacée, la violence tient du quotidien, et ici comme ailleurs, face à un problème, on a tendance à penser qu’une arme à feu peut toujours y remédier, d’une façon ou d’une autre.
David Joy se tient tel un funambule céleste, en équilibre sur la fine arête qui sillonne du roman Noir au Nature Writing, et ils ne sont pas des masses à traîner sur ce territoire-là en proposant des textes de grande qualité. Étrangement, ils sont quelques-uns dans le secteur des Appalaches, Ron Rash, Larry Brown, Chris Offutt, pour les plus connus.

David Joy est un jeune homme, il est né en 1983. Et sa vision de l’Amérique détonne, elle est capable de proposer un tableau sans concession de son pays si fragmenté, notamment pour la partie rurale, celle qu’il aime et connaît le mieux. Une partie qui n’a pas avancé au même rythme que les grandes zones urbaines sur des sujets tels que le racisme, les droits des femmes. Sans en faire trop, sans tomber dans la caricature, il effleure la chose page 77, on est avec le personnage féminin d’Angie à qui plus tard dans le roman, il offrira de grands moments de bravoure :
« Elle se rappela qu’elle avait hésité à lui dire qu’elle voulait reprendre ses études. Ils n’étaient ensemble que depuis six mois à ce stade, et si les montagnes changeaient, nombreux étaient encore ceux qui adhéraient à cette idée démodée que les femmes étaient des épouses et des mères. À sa grande surprise, cependant, il l’avait encouragée, lui conseillant de lâcher son appartement et d’emménager avec lui afin d’économiser de l’argent et de se concentrer sur son travail. Si c’était ce qu’elle voulait, il avait affirmé qu’il ferait tout pour l’aider. »
Sans avoir l’air d’y toucher, Joy nous montre son pays sans fard, et il n’a pas besoin de forcer le trait. Et sans avoir l’air d’y toucher, il nous concocte une histoire qui nous prend tout de suite, dès la première page, on est ferré comme une truite brune de la Yellowstone, on veut savoir et on voudra savoir jusqu’au bout, et on frémira pour ces personnages si bien nés et conçus, et on aura les mains moites de plus en plus, et on va s’en faire du souci pour Darl et Calvin, parce que ce Dwayne Brewer est un putain de cinglé. Joy fait monter la pression rien qu’avec l’histoire et sa manière de narrer, pas de coups fumants, pas de trucs abracadabrantesques, il nous tient juste au récit, avec la peur qu’on nourrit pour les personnages, avec les mâchoires aiguisées de ce piège implacable qui se referme sur eux, et on en peut plus de tourner les pages, on manque d’air, on est sûr qu’on va rêver de Dwayne Brewer, qu’on va faire des cauchemars de cette histoire.
Un très grand est dans la place, il s’appelle David Joy.
Traduit de l’anglais (américain) par Fabrice Pointeau, grand merci à lui.
Seb.
Ce lien entre nous, David Joy, 10/18, 288 p., 8€.
J’ai lu – il y a longtemps – « Là où les lumières se perdent », et c’était bouleversant, magnifique. Il faut que je le lise à nouveau.
Bel article, comme toujours. Convaincant.
Je suis impatient de lire ses autres romans.