
Il est des textes inclassables, tant ils sont un alliage rare de voix alternatives, en marge, de fulgurances et de chaos clairvoyant. Des textes dont parler est un ressenti fou, vu le cheminement. Il est des romans qui sont des performances plurielles et analytiques, comme une tentative quasi expérimentale de reconstitution d’une existence entre voix marquées à vif et côtés sombres laissés de côté. « Dis-moi qui tu hantes », c’est tout ça. Et encore plus. Donc, c’est à lire, absolument et sans filtre.
Qui était Julien Mana, trouvé poignardé, sur les marches d’un escalier, dans une ruelle ? (« Assassiné d’un coup de couteau, au matin du 10 avril 2022 » , la quête de sens et l’enquête restent ouvertes. Un auteur insaisissable, errant, évanescent et marquant, inoubliable et incernable, qui écrivait tout le temps, partout, et qui pourtant n’a que peu publié. Comment en parler, une fois que sa mort a été déclarée ? Quelle a été sa vie et comment la raconter sans l’enfermer dans une seule ligne narrative, effaçant les autres ?
Un défi, un moyen de le faire : transcrire un vortex de voix comme parvenues des limbes et du néant pour rendre hommage à ce peut-être être trop libre, puriste et éclairé. Fou, pour certains, fascinant, obsédant pour d’autres, qui cherchait un vrai sens à la vie via les mots, voire LE mot.
Voir le monde à travers les livres, ceux écrits, ceux des autres, ceux à écrire, ici ou là.
Julien Mana est un nom de plume… Il a trouvé son nom dans la vitrine d’une librairie (un titre qui parlait du MANA et du pouvoir surnaturel en Polynésie). Il a découvert la littérature par une liste de livres affichée dans la bibliothèque de sa ville natale (Caen).
Depuis, la recherche du mot juste est son sacerdoce. Il crache sur les auteurs qu’il estime lamentables, preuves verbales à l’appui : « Il était catégorique : “N’achetez pas cette saloperie. L’abus de verbes du premier groupe au présent de l’indicatif provoque des AVC à moyen terme.” “Regardez, je n’invente pas, c’est écrit : ‘Il est assis sur ses fesses.’ Notez bien, ‘sur ses fesses’ et pas sur son nez. Une phrase pareille peut pousser quelqu’un de fragile au suicide.”». Il écrit, partout, tout le temps, attendant une épiphanie, sans en avoir l’air.
“Je me souviens qu’il essayait de se rassurer en disant : “Les phrases dont nous avons besoin finissent toujours par nous trouver.” Il le répétait souvent quand il n’en était pas si sûr. Les phrases mettaient beaucoup de temps à le rejoindre. Elles s’étaient perdues en chemin apparemment. Il les cherchait, un crayon à la main.”
Dans ce roman étonnamment choral, car on entre en plusieurs voix pour dire cette vie, chacun de celleux qui parlent de lui au fil de ce récit fait preuve d’observation fine, car il ne s’agit pas que de le décrire extérieurement. Il s’agit de le lire, lui, tel qu’il est entré en nous, sans pour autant prétendre l’avoir réellement saisi. Il apparaît réellement insaisissable, ou terriblement trop, d’une santé mentale fragile si ce n’est vérolée, surtout vue son rapport au corps et ses mots pour le dire… Ses désirs, ses faiblesses, ses fantasmes, son écriture obsessive, sa quête, tout cela semble au fil des ans s’entremêler voire le « coloniser tout à fait».
Le portrait de Mana est dressé par plusieurs voix et lieux en alternance — Elisabeth, Hervé, Michaela, Alice, Luc, Virginie et Peter, mais aussi Paris et Berlin. Entre une amante, une compagne, un admirateur fantasmant sur sa sexualité, un infirmier d’hôpital psychiatrique et des êtres aux yeux perçants croisés ici ou là, les points de vue diffèrent et se complètent, chacun se révélant un peu, au passage. Tout cela agrémenté d’extraits d’écrits, de citations, de paroles, de discussions, de moments intimes. Un cocktail pas monotone quand tout cela trouve un écho intérieur chez tout lecteur !

Une chorale troublante et claire, dès les premières lignes
L’incipit de ce livre est déjà parlant, puisqu’il s’agit du mot maxime, « sa force (…) sa puissance, ses effets ». Un mot dit par Elisabeth, la première des sept personnages qu’a hantés Julien Mana, et qu’elle serre dans son poing, comme une arme. Chacun des personnages aura, à sa façon, une arme, léguée par la rencontre de Julien Mana. Puis c’est Hervé qui parlera. Hervé qui, sans connaître la littérature, a découvert par hasard le roman « La Vision dans l’île ».
« Librairie Memoranda, rue des Croisiers, le 20 janvier – de la date je suis sûr, je ne l’oublierai jamais.
C’était dans un bac de livres d’occasion à deux euros, avec une couverture jaune, le titre est idiot (« La Vision dans l’île ») mais ça se retrouve dans ma main et ça me guide ouvert en son milieu jusqu’à la caisse, où je règle pour pouvoir sortir du magasin, avec ça toujours ouvert, et me voici à la terrasse du Saint-Alban, rue Froide, juste à côté de la librairie, où je le lis d’une traite. »
« Trois semaines plus tard, je cherchai Julien Mana sur Facebook, sa page était publique et on pouvait lui écrire. C’était une époque où je passais mon temps à chercher des noms. Je dévorais les noms. Je lisais tout sur les noms de tout le monde, cela faisait partie des apprentissages. Chaque nom contenait d’autres noms. La vie consistait à s’orienter dans les noms. Mais dans ce cas précis, je m’attardais, plus que pour un autre nom. Je réfléchissais à un message, une lettre. Je me prononçais le mot « lettre » qui sonne quand même beaucoup mieux que « message ». Ce sont ceux qui connaissent la lumière qui goûtent ceux qui savent en parler. »
Les livres de Mana sont pour Hervé des chefs d’œuvre et ont une influence décisive. Il est fasciné. « La Vision dans l’île était pour moi le meilleur livre paru en France depuis… Mettons Le Dépeupleur de Beckett. » Il le rencontrera, l’observera, bien évidemment. Et nous en donnera quelques mots.
Puis, il y a Michaela, thésarde en litté comparée, elle jongle avec la littérature et les mots — Dostoievski, Kafka, Bolaño, la vocation agonistique — elle voit elle lit ainsi Mana : « Julien Mana était un double sans original » « Il semble tout droit sorti d’une note de bas de page d’une biographie de Dostoievsky (i en français) »
Entre la compagne, l’amante, la fine lectrice et critique, l’admirateur homosexuel qui fantasme la sexualité de l’écrivain, l’infirmier de l’hôpital psychiatrique les points de vue diffèrent et se complètent. Chaque intervenant révèle également un pan de sa vie.
Il y aura aussi Alice, Virginie, Luc, une sorte de clé de lecture, Peter, entre autres… Toute une vie retracée en fragments et en chœur, entre Paris et Berlin, tous ont connu Julien mana et se livrent à nous, avec leur vie et leur ancrage propre, et ainsi le livrent à nous, font de lui ce livre, en tout cas, avec un tournant, un passage par le rapport de police suite à la découverte de son cadavre.
« Perdant radical. Autodidacte qui tourne mal. Si seul, s’effondre, se décompose, petite flaque sur le trottoir. »
Au fil de ces récits, Mana n’est pas toujours une figure centrale, il apparaît ici ou là tour à tout étrange, laid, fascinant, charismatique, alcoolisé, feignant, raté, errant, maniaque, délirant, plus ou moins porté sur le sexe à tout vent, écrivant tout le temps, partout, il surgit toujours dans leurs têtes ou dans leurs mots, à un moment, comme un être protéiforme, insaisissable ou justement trop.
Qui était Julien Mana ? La question reste en suspens, et l’on se prend à… se foutre de la réponse, tant on finit par se sentir partie prenante de cette chorale.
Malgré le propos et l’histoire qui prend des airs d’enquête sur le sens de cet électron libre, cette lecture laisse un sentiment d’avoir touché du doigt quelque chose, ambivalence et évanescence rendant pourtant présent à nous Julien Mana, sans pour autant entendre sa voix à lui, puisque c’est par le regard des autres qu’on le saisit. Et les multiples références, musicales, littéraires, cinématographiques qu’on peut lire clairement, ou ressentir comme évoquées. La liste serait délicieusement et truculemment longue. Le savoir nous tombe dessus, ou nous plongeons dedans, sans aucune retenue ni aucun effroi, une certaine forme de pouvoir libérateur. Et cette écriture admirable, celle de Julien Mana via celle d’Alban Lefranc, sait tout nuancer et faire varier les points de vue en instillant de l’ironie partout, aussi.
S’agit-il de « faire » un chef d’œuvre, de le vivre, de croire être en cours de le créer, de croire l’avoir trouvé, ledit chef d’œuvre n’est-il pas le moulin à vent à combattre; ainsi posé entre question et illusion ? Ceux que l’écrivain hante ne sont ils pas des béquilles qui amènent à croire qu’il peut exister tel qu’il s’est rêvé, en archipels de vérités aussi paradoxales, sensuelles, que littéraires ?
On referme le livre avec la sensation de le connaitre sans besoin de tout savoir, par fragments, en désordre, multiplement, mais. Surtout avec ses derniers mots, ses dernières lettres. Rien n’est entièrement dit, et pourtant, on ressent une certaine forme de clarté. La fin et la raison de sa mort restent nébuleuses sans pour autant nous laisser la moindre sensation de faim. On a même envie d’aller voir ce qui sort en tapant « Julien Mana » sur un moteur de recherche nous aussi. Avec le sourire, puisqu’on sait qu’on lit une fiction. Mais… En est-on sûr, tellement ce livre est troublant ?
Dis-moi qui tu hantes est un livre en flottaison sur les puissances multiples de l’écriture et de la littérature, en constante évolution, et sur la place inouïe que les mots devraient occuper dans la vie de tout un chacun, sur sa capacité à transformer le monde et les êtres. Que l’écriture soit libération absolue de tout carcan et dogme enfermant. Quel que soit le prix à payer, serait-ce au coeur du chaos ainsi semé.
Car, au final, c’est la perception de ce que pourrait être le talent pur que ce livre peut ébranler. Et c’est tant mieux ! Secouer les illusions de choix de vie, de littérature comme objet quantifiable en qualité, de savoir comme consommation, la vie en marge qui nous est racontée est à sa façon un sport de combat.
Margot.
Dis-moi qui tu hantes, Alban Lefranc, éditions Verticales, 20.00 €.