« Pour quelque temps encore, les paysans étaient intimement connectés à leur environnement, dont la préservation était gage de survie. Leur existence était rythmée par le travail, entrecoupé de plaisirs simples, dont la rareté faisait le sel. Il y avait les longues veillées, chez les uns et les autres. À la mauvaise saison, elles se déroulaient au coin du feu, et à la bonne, dans la basse-cour, sur un banc ou sur une marche d’escalier. Les chants des grillons et des crapauds accoucheurs succédaient au crépitement du bois. La musique des mots ne changeait guère, les histoires non plus. Ces gens avaient l’illusion que le changement ne les concernait pas, ne les concernerait jamais, perpétuant un récit qu’ils croyaient gravé dans le marbre, prenant soin de ne pas en changer la moindre virgule, comme pour se préserver d’une malédiction. »

L’histoire. Marie, c’est son nom. Elle est née en Corrèze et ne l’a jamais quittée. Elle a traversé le siècle dernier comme un souffle ou un soupir, elle a vu, ressenti, entendu et goûté son temps, tout en discrétion, mais avec la résilience chevillée au corps. De malheurs en bonheurs, de hasards en projets, de chance en malchance, c’est l’histoire de Marie qui vous est contée ici.
Franck Bouysse revient vers nous avec le récit de la vie de sa grand-mère. S’il en a modifié les noms des lieux et des personnes pour que cette histoire devienne universelle, il a conservé le prénom, Marie. Avec pudeur, il n’apparaît jamais derrière les personnages et le récit, et je l’en remercie, car tant d’écrivaines et d’écrivains n’ont pas cette délicatesse, et sous le prétexte de parler de leur famille, finissent par écrire sur leur nombril.
Il n’y a pas cela dans ces pages subtiles, une voix omnisciente résonne et nous donne à entendre la voix de Marie et à travers elle, sans doute celle de toutes ces femmes invisibles et muettes dans la Grande Histoire, qui ont subi, enduré, assumé ce qui devait l’être, en particulier durant la tornade des deux guerres mondiales. D’aucuns diront que ce roman est un roman féministe, ils auraient tort. Ce roman pourrait l’être, mais il n’a pas vocation à militer. Au travers du parcours difficile de Marie, Franck Bouysse retrace une Humanité paysanne qui vivait ses derniers moments d’insouciance, qui croyait comme il l’écrit « que le changement ne les concernerait jamais ». Avec Marie, dans son sillage éthéré, l’auteur nous fait apparaître dans le halo de sa plume la cohorte silencieuse des derniers indiens, ceux si chers à Marie-Hélène Lafon. En 283 pages, nous assistons à l’extinction d’une espèce primordiale, le paysan.
Mais s’il parle des femmes, il parle aussi des hommes, des hommes de ce temps-là, enserrés dans le corset de la virilité, parce que c’était comme ça depuis toujours, et qu’on ne sait pas comment faire autrement sans avoir honte. Et ça donne des lignes fameuses sur leur rapport aux choses de l’amour :
« S’ils évoquaient à présent leur expérience, c’était par pure vantardise, pour se dédouaner de n’avoir pas su faire. Ils gardaient tous en mémoire ce moment où la grande lumière avait surgi dans leur corps de sauvage. Alors, en public, ils s’inventaient de l’assurance et une connaissance des tournures secrètes des femmes. Ils en faisaient des gorges chaudes, ça ne descendait jamais plus bas. Ils s’en faisaient une carapace, qui finissait toujours par céder une fois seuls, dans le silence, durant ces instants où leur voix ne servait plus à rien. Ces hommes habillés d’impuissance, de peur et souvent de colère. »
Sous la plume superbe de l’auteur, c’est l’Histoire des campagnes qui s’écrit, celle de la joie simple, du plaisir étale et des grandes douleurs, celles de l’absence de celui qui n’est pas revenu des tranchées, de celui qui en est revenu changé à jamais et dont les pieds ne rentrent plus tout à fait dans ses bottes de paysan.
Ce roman est une saga Micheletienne, il y a quelque chose de sincère qui rappelle la saga Des grives aux loups, qui m’est si chère, on sent un amour pour ces femmes et ces hommes, fétus de paille sur la mer déchainée de l’Histoire avec un grand H.
Mais le projecteur se focalise sur Marie qui rassemble toutes les peines et toutes les joies des femmes de ces pays. Avec ce sens de la dignité inné, Marie qui assume, Marie qui assure, mais cela n’empêche pas de souffrir, ça aide juste à tenir debout et ne pas finir par se détester.
Marie comme un roc, Marie comme un chêne qui ne rompt pas, étendant ses bras-branches pour protéger son petit monde, le cœur du monde, l’épicentre dans lequel survit le bonheur, s’il existe. Dans Marie et autour, la pudeur est partout, même dans l’intimité, on préserve un recoin d’ombre fraiche, on fait ce qui doit être fait sans effusions, avec une forme de solennité discrète qui force le respect.

Évidemment, il y a l’écriture. La poutre maîtresse de ce roman. Pour dire l’amour, certains circonvoluent, Franck Bouysse lui, écrit ceci :
Clément regarda Marie comme si elle était descendue d’un arc-en-ciel pour lui offrir les couleurs.
Et puis l’auteur nous présente un monde qui dissone, mais sans manichéisme, il y a des salauds chez les soi-disant bons, et des pas si mal chez soi-disant mauvais. L’Histoire ne trie pas les Hommes, elle laisse cela à la mémoire et aux faits.
Et la terre dans tout cela ? Elle est partout, sous les pieds, dans les cœurs, elle coule dans les veines de ceux pour qui elle représente tout depuis toujours, dans l’œil des aïeux, et bientôt dans celui de ceux qui viendront. Ce roman de la résilience d’une femme est celui de l’amour inconditionnel donné aux vivants, mais aussi celui de la difficile transmission, de la terre héritée qu’il n’est pas envisageable de perdre, ce serait la honte ultime. On peut accepter de perdre ceux qu’on aime, mais pas la terre, parce que les ancêtres ont trop souffert pour elle, pour la conserver, et qu’elle nous est seulement prêtée, en attendant de la confier aux enfants.
Ce roman propose une puissance tranquille, on tourne les pages dans une forme de curiosité paisible, les courts chapitres s’enchainent et soudain, un évènement terrible fait trembler la vie de Marie, un autre apporte un doux rayon de soleil, et ainsi passent les saisons qui marquent le tempo, et doucement, comme s’éteint une étoile, on est au bout du chemin, avec Marie.
Je vous laisse avec ce passage qui me touche particulièrement, sans doute parce que je suis convaincu de cela :
« Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeux nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme. Qu’est-ce qui se perd et se conserve dans le grand délayage héréditaire ? Qu’est-ce qui s’endort ? Qu’est-ce qui disparaît à jamais ? »
Seb.
Entre toutes, Franck Bouysse, Albin Michel, 282 p., 21,90 €.
