« Alors qu’elle sortait de la résidence, la pluie se mit à tomber. Elle longea les quais, la promenade était un badigeon gris désolé, la pluie redoublait et claquait sur le pare-brise comme du papier bulle, la Moy semblait faite de plomb. Une mouette était engagée dans un combat à mort contre un emballage en polystyrène qu’elle frappait comme une démente contre les pavés. Le parking de la cathédrale débordait, un corbillard attendait près des marches, la lumière filant le long des finitions argentées de sa carrosserie lisse. La dernière fois qu’elle avait mis les pieds à la cathédrale, c’était pour l’enterrement du père, la fois d’avant pour celui de la mère. « Allez, c’est bon, fais pas chier », dit-elle, chassant ces souvenirs de son esprit. »

Jeunes loups, son premier recueil de nouvelles paru chez Rivages en 2016, avait, paraît-il, fait forte impression à l’époque. Comparé à James Joyce, récipiendaire du prix Flannery O’Connor, il aura donc fallu quelques années à Colin Barrett pour venir à bout de ces Fils prodigues, roman dont la brièveté ne saurait dissimuler ni la force ni la profondeur. Même s’il est encore tôt dans l’année, on n’est pas sûr de lire dans les mois qui viennent quelque chose d’aussi poignant que ces 250 pages écrites avec le coeur.
« En ce week-end de festival du saumon à Ballina, en Irlande, les frères Ferdia ont décidé de faire payer Cillian English, petit dealer, pour un paquet de drogue perdu. Ils kidnappent son jeune frère, Doll, et le cachent dans la ferme isolée du grand Dev, fragile colosse solitaire, trop sensible pour un rôle de caïd. » (extrait de la 4ᵉ de couv).
Dévoré en deux jours, ce roman devrait infuser bien plus longtemps en chacun de nous tant l’humanité qu’il charrie dans ses pages semble capable de vaincre la grisaille et la tristesse de ces vies que Colin Barrett décrit avec un talent et une sensibilité rares. Aucun des protagonistes de ces Fils prodigues n’est venu au monde avec une cuillère en argent dans la bouche. Qu’il s’agisse de Dev, de Nicky ou des frangins Doll et Cillian, ils ont tous récolté leur dose de coups du sort et ont dû grandir malgré l’absence, voulue ou non, d’au moins un des deux parents. Entre l’alcoolisme, la folie et la maladie, difficile de se tracer un chemin dans la vie.
Évidemment, résumé ainsi, Fils prodigues ne vend pas du rêve. Alors, comment expliquer ce qu’il provoque en nous, cette espèce d’élan vital qui sous-tend chacun de ses mots, cette résolution qui tient tête aux rigueurs du monde ? Il serait facile et tentant de parler d’énergie du désespoir, mais, s’il est un excellent peintre de la misère sociale de son pays, Colin Barrett évite tout misérabilisme, privilégie l’empathie au pathos et livre des portraits souvent poignants dont on se souviendra longtemps. Ainsi, même quand ils sont les jouets de forces qui semblent les dépasser, les personnages de Fils prodigues (du moins certains) gardent en eux une espèce de rigueur morale qui leur tient lieu de garde-fou et les aide à rester debout. Quant aux autres, ils sont généralement plus bêtes que méchants et, quoi qu’ils fassent, Colin Barrett réussit l’exploit de n’en rendre pas un réellement antipathique même si, par moments, on distribuerait bien quelques paires de tartes. Ce sont bien souvent les femmes qui, ici, tentent de garder la tête haute et de réparer les conneries de leurs conjoints ou celles de leurs enfants. À cet égard, on le répète, Barrett livre un éblouissant travail de portraitiste, que ce soit pour des personnages centraux comme Nicky, Dev, Sheila ou Doll ou pour des « seconds rôles » comme Martin, le père de Dev, Flynn, le patron de Nicky ou même Casey, client du pub que l’on ne rencontre qu’une fois, mais que l’on n’oubliera pas pour autant. Il suffira d’ajouter que Barrett excelle également dans les dialogues (saisissons ici l’occasion de souligner le travail de traduction de Charles Bonnot) pour se convaincre qu’on tient là un très bon livre dont nombre de scènes devraient nous marquer durablement.

Âpre et rugueux avec de vrais morceaux de tendresse dedans, Fils prodigues est un roman noir et social, profondément humain, parfaitement maîtrisé sans que l’on y sente autre chose que la sincérité du propos et l’amour de l’auteur pour ces personnages écorchés qui se débattent dans un monde au sein duquel aucune chance ne leur a été donnée au départ. L’ensemble pourrait être plombant, mais le talent de Barrett allié à sa délicatesse en fait un de ces livres si précieux qui nous émeuvent et nous confortent dans l’idée que la solidarité et l’humanité n’ont encore pas complètement disparu. Magnifique.
« Crois-le ou non, je sais comment je suis », poursuivit Cillian. Nicky ne le regardait pas. Il était toujours penché en avant, perché au bord de son siège, à observer la route avec un sourire crispé. « De temps à autre, j’en prends conscience, avec un frisson d’horreur glacée. »
Traduit de l’anglais (Irlande) par Charles Bonnot.
Yann.
Fils prodigues, Colin Barrett, Rivages, 253 p. , 21€.