« Quand Alex est entré dans ma vie, j’étais un tas de morceaux épars que je tentais de recoller. Rassembler les pièces de mon puzzle intérieur, me regarder dans un miroir sans y voir une œuvre de Picasso. Léchant mes blessures comme un animal craintif, grondant ou mordant à la moindre sensation de peur. Tel un dompteur de fauves, il m’a apprivoisée. Nourrie de son amour, de ses caresses, de ses baisers, je lui ai confié mon histoire, ma solitude, mes peurs. »

L’histoire. Héloïse, qui s’apprête à fêter ses trente ans, nous raconte sa vie, de son premier souffle jusqu’à ce soir glauque de veille d’anniversaire. Rien ne nous sera épargné, noir, c’est noir, vraiment noir, bien serré, il va falloir bien ouvrir les yeux pour capter un peu de lumière.
Avec ce premier roman, Ophélie Cohen arrive avec un personnage difficile, une bête féroce ensauvagée par la vie, Héloïse. Cette femme souffre de pas mal de défauts, certains sont inscrits en elle par les hasards des mélanges génétiques, d’autres sont le fruit des coups qu’elle a reçus, du sort qui s’acharne, des mauvaises rencontres qui semblent connaître son chemin à l’avance.
Héloïse est mal partie dans la vie, dès sa naissance. Comme le dit Jean-Jacques Goldman dans la chanson C’est ta chance, « chez toi les fées, soi-disant magiques, ont loupé ton berceau ».
Mais Héloïse n’a peut-être jamais entendu cette chanson, dommage, ça l’aurait aidée, car elle recèle de très bons conseils. Comme si la malchance et les coups du sort ne suffisaient pas, Héloïse en rajoute. Dans l’âge amer de l’adolescence, elle se referme, et pour cause, les mauvaises rencontres pullulent, et elle devient franchement asociale. Le monde pour elle est une jungle, alors elle se comporte comme une hyène, tenant à distance les autres, perdant la clairvoyance nécessaire au triage des bons des moins bons.
Franchement, au début du roman, disons les cinquante premières pages, on se dit « putain, c’est Cosette chez Oliver Twist », mais si on connaît un peu la société, on sait que malheureusement, cette fiction n’est que le reflet sans concession de la réalité de nombreuses personnes.
Je ne dirais pas qu’on s’attache à Héloïse, elle est trop farouche, trop coupante, trop désespérée. En cela, l’auteure l’a bien conçue, grâce à sa patte, on évite le mélo dégoulinant, on ne pleure pas pour Héloïse, on pleure pour d’autres gens qu’elle croise. Mais Héloïse, c’est quelqu’un ! elle ne laisse pas indifférent, parfois, on l’aime, parfois, on a envie de lui mettre des baffes, comme si elle n’en avait pas reçu assez. Il faut dire qu’elle ne se facilite rien la gamine. Quel caractère ! du genre dont regorgent les familles d’accueil (merci à elles au passage) et les centres spécialisés de l’ASE (merci aussi aux personnels de ces lieux indispensables et difficiles).
Avec ce parcours de cabossée-écorchée vive, Ophélie Cohen nous propose de découvrir un infra-monde, celui des gamins mal partis dans la vie, pour X raisons. Mais toujours des raisons sociales. Ce monde-là, nous le connaissons mal, tous ces parcours de misère, ces colères rentrées jusqu’à ce qu’elles explosent et fabriquent de temps en temps des délinquants, des jeunes radicalisés, des suicidés. Je vous avais prévenu, c’est noir. Héloïse ne va pas cocher ces cases-là, mais elle va malgré tout rester en marge.
Bien hameçonné par la narration à la première personne du singulier, j’ai tourné les pages et avalé les courts chapitres. Je voulais savoir, comme toujours, savoir si elle allait trouver les ressources pour passer au-delà de sa colère immense, de sa peur non moins immense. J’ai accueilli avec soulagement les périodes lumineuses, il y en a.
Sans divulgâcher quoi que ce soit, il y a une partie qui m’a vraiment épaté. C’est celle où il est question de l’avortement. Je ne te dis rien, mais il y a un personnage qui est confronté à ce choix. Garder l’enfant, ne pas le garder. Le garder et l’élever, le garder et l’abandonner. Quatre questions, quatre alternatives, toutes lourdes de conséquences. Et ce thème, cette situation est si bien et si subtilement traitée que ça force le respect. Je ne crois pas qu’un homme ait pu aller si loin et avec autant de finesse, de nuances, d’humanité. C’est pour moi le grand moment de bravoure du roman.
C’est un grand moment parce qu’il parle des déterminismes et des syndromes de répétition. Il pose une forte question : comment fait-on pour échapper à sa condition, ne pas reproduire ce qu’on a vécu, est-ce que tout est joué dès le départ, est-ce qu’on aura le choix, mais uniquement entre le pire et le pire du pire ? Dans un pays où les classes sociales n’ont jamais été aussi cloisonnées, où l’ascenseur social a été démonté, c’est très pertinent.
C’est un premier roman assez bouleversant, bien sûr, il a les défauts d’un premier roman, trop généreux, avec une envie de trop bien faire et donc un usage parfois abusif des images, des métaphores ou des périphrases. Mais cela n’est pas très grave, c’est notre lot à presque tous quand on débute et de toute façon l’histoire prend le pas, l’histoire gagne, l’histoire nous prend.
Si j’ai apporté ce petit bémol, c’est qu’Ophélie Cohen prend très au sérieux l’écriture. Et sévir dans le polar ne veut pas dire pour elle qu’elle soit obligée de sacrifier le style au profit de l’intrigue. Au contraire. Alors, elle s’est appliquée, elle a dû en réécrire des phrases, des tournures, des paragraphes. Elle a dû en passer du temps, la nuit, le jour, pendant qu’elle cuisinait ou buvait son café, à penser à ce roman en cours d’écriture. Tout cela se voit, c’est très bien écrit, Travail soigné, comme dirait Pierre Lemaître. Si vous vous procurez ce roman d’Héloïse, vous aurez une histoire pour laquelle son auteure aura mis tout son cœur pour qu’elle soit racontée, mais surtout stylée. Ça compte.
Je lirai son deuxième roman, Suspicion(s), ainsi que son nouveau, il s’intitule Sorginak. Et je ne suis pas inquiet.
Seb.
Héloïse, Ophélie Cohen, Harper Collins Poche, 304 p. , 7€90.