L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
La Ballade des garçons-poussière, Jean Ciantar (Les Avrils) — Yann
La Ballade des garçons-poussière, Jean Ciantar (Les Avrils) — Yann

La Ballade des garçons-poussière, Jean Ciantar (Les Avrils) — Yann

« Au fond de lui, il le savait, il touchait enfin au but. Cet endroit éloigné de tout. Cet endroit où personne ne connaissait son nom et où personne ne pourrait le faire se sentir suspect dépravé hors-norme. Il en avait rêvé (…) Il en avait rêvé comme d’un paradis de silence et de beauté, comme une lutte contre la peur et l’ignorance. Il en avait rêvé sans savoir que la peur et l’ignorance l’avaient poussé exactement là où était sa place. Loin des autres. Loin du monde. Pendant toutes ces années, il n’avait fait que rêver son propre bannissement. »

Avec une quarantaine de titres publiés depuis 2020, la maison d’édition créée par Sandrine Thévenet et Lola Nicolle poursuit son chemin d’enthousiasmes littéraires, parsemé de titres remarquables et remarqués comme La Famille, Orchidéiste ou La petite bonne déjà chroniqués dans nos pages. Des textes sensibles, originaux, touchants, surprenants, bref tout ce qu’on cherche et qu’on aime en Aire(s) Libre(s).

Avant même d’en parcourir la quatrième de couverture, c’est ce titre, La Ballade des garçons-poussière, énigmatique et poétique à la fois, empli de promesses, qui avait attiré notre attention. 330 pages plus loin, c’est avec le sentiment d’avoir découvert une nouvelle voix que l’on referme le livre, une voix que l’on a envie de faire porter et résonner tant ce premier roman non seulement tient toutes les promesses de son titre, mais semble en receler d’autres à venir, ce dont le chroniqueur se réjouit par avance.

Bien évidemment, si l’on commence par tenter de définir ce roman avec les termes western et gay, c’est Brokeback Mountain qui s’invite immédiatement dans l’esprit du lecteur. Et ce serait regrettable, car même si l’on peut imaginer que les intentions de Jean Ciantar et celles d’Annie Proulx se rejoignent quelque part, leurs romans n’ont rien à voir, si ce n’est que l’on pourra peut-être trouver dans celui-ci des échos lointains de celui-là. La Ballade des garçons-poussière n’est pas un western, mais Jean Ciantar a su s’emparer des codes du genre et les intégrer dans une époque qui ressemble fort à la nôtre, dans un cadre qui se déplace et se précise au fil du récit. Les premières lignes voient Yacob randonner dans les environs de ce qui est devenu un lac de poussière, là où, il n’y a pas si longtemps, on trouvait encore de l’eau. Un lieu sans nom, déserté par la plupart des espèces vivantes jusqu’à l’arrivée des loups. À proximité, une ville, dont on ne saura pas le nom, mais où Yacob vit, avec sa chienne Theresa. Une ville où, la nuit, Yacob sort et va rencontrer des hommes au Minelli. Ainsi va sa vie, de petits boulots en petits boulots, qui lui permettent de partir camper et marcher avec Theresa, puis de connaître parfois quelque chose qui ressemble à l’amour. Mais Yacob est hanté par le suicide, dix ans plus tôt, de David, avec qui il était au lycée et qu’il n’a pas eu le temps d’aimer comme il l’aurait voulu. Alors, quand l’occasion se présente de comprendre un peu mieux ce qui s’est passé et de rendre justice à David, Yacob n’hésite pas.

La grande force de ce roman, sa plus belle réussite, peut-être, c’est la voix de Jean Ciantar qui, d’une page à l’autre, sait se faire sèche ou poétique, tendre ou épique et qui, malgré ces variations, donne au texte une superbe cohérence. Le parcours de Yacob, son Odyssée minuscule, ne sont que le prétexte à une réflexion sur la difficulté de trouver sa place au sein d’un monde qui semble ne pas vouloir de nous. Même si des avancées ont vu le jour ces dernières années, il est encore des lieux où il vaut mieux taire son homosexualité, des personnes auxquelles il est plus prudent de ne pas se confier. Yacob en fait la cruelle expérience chaque jour et seuls son gabarit hors-norme et ses capacités à se défendre lui permettent de continuer à vivre plus ou moins comme il l’entend. Mais, au-delà de l’intolérance, Jean Ciantar livre également une charge féroce contre la religion, sa violence et son hypocrisie dans le refus de ce qui est défini comme l’œuvre du Diable. Il paraît faire sien le combat de Yacob pour honorer la mémoire de David et ne se prive pas de laisser parler son mépris de ceux qui, sous prétexte de sauver des âmes, démolissent des vies.

La Ballade des garçons-poussière est un roman qui conjugue avec brio révolte et poésie, violence et sensualité, au sein de décors magnifiés par le regard sensible de Jean Ciantar. L’hommage au western devient une œuvre à part, qui n’appartient plus qu’à lui et dont le discours, on l’espère, résonnera fort et longtemps sur les tables des libraires, car il reste du chemin à faire pour celles et ceux qui veulent vivre comme ils l’entendent, loin du fardeau des préjugés et la culpabilité que voudraient leur faire porter bon nombre de responsables politiques ou religieux. Un appel à l’amour et à la tolérance est toujours bon à entendre surtout en ces temps où l’homophobie regagne du terrain et se banalise.

La Ballade des garçons-poussière, Jean Ciantar (Les Avrils), 329 p. , 22€.

Yann.

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