
« Dans sa Mercedes, Georges Gerfaut roulait sur la route nationale 19, il venait de passer Vendeuvre et se dirigeait vers Troyes, en pleine nuit, les deux diffuseurs diffusant du John Lewis, du Gerry Mulligan et du Shorty Rogers. À gauche et à droite, les ténèbres étaient comme une muraille et elles défilaient à 130 km/heure. C’est alors que la DS doubla. »
L’histoire. 1976. Georges Gerfaut, commercial, roule dans un léger ennui. Il rencontre une voiture accidentée et porte secours au conducteur. Gerfaut le dépose à l’hôpital le plus proche et s’en va sans savoir que la victime va mourir de ses blessures. Quelques jours plus tard, alors qu’il est en vacances en famille dans l’habituelle maison louée sur la côte atlantique, deux hommes tentent de le tuer.
Avec ce polar dans lequel il n’y a pas d’enquête – c’est donc un roman Noir -, Jean-Patrick Manchette jette dans le grand bain du monde incertain ce personnage banal, Georges Gerfaut, commercial routinier, amateur de jazz et très peu porté sur les tentatives d’assassinat, surtout sur sa personne. Un classique de celui qui a renouvelé le genre. Jean-Patrick Manchette nous offre sur un plateau un homme simple et ordinaire qui se retrouve, à cause du hasard, d’une décision, plongé dans des évènements extraordinaires auxquels il n’est pas préparé à répondre.
Ainsi, tout le sel et l’intérêt de ce récit sont cachés dans la manière dont il va réagir, à quelle vitesse, comment et pourquoi. Nous sommes très éloignés des histoires, en littérature ou au cinéma, qui mettent en scène un énième « ex-agent des services secrets, de la CIA, ou des forces spéciales » qui tord des bras à tour de bras et perfore du méchant à la chaine parce que c’est son métier. Ici, c’est Georges Gerfaut, et l’exercice de la violence n’est pas une évidence pour lui, et ne serait-ce que comprendre ce qui se passe, accepter qu’on essaie de le tuer, est un gros effort.
Manchette nous entraîne donc dans une sorte de « road-movie », avec ce pauvre commercial qui, comme faute, n’a commis que le geste humain de porter secours. Il est poursuivi par deux tueurs qui exercent leur art ensemble, deux bas du front, certes, mais qui connaissent bien leur boulot qui consiste à faire baisser sensiblement la pression démographique sur l’écosystème.
Je ne vais pas parler de l’histoire, elle vaut le coup, elle est surprenante et parfois, on se sent comme Gerfaut, désemparé, démuni ; la preuve que l’auteur a bien fait son boulot, lui aussi.
Mais ce qui jailli à chaque fois et ici encore, c’est l’écriture. Vous avez lu l’exergue de cette chronique ? C’est du grand art. Et c’est du grand art parce que n’a l’air de rien, ç’a l’air inoffensif. Mais si on s’arrête aux phrases, on découvre la structure précise digne d’un horloger, on comprend, stupéfait, que chaque mot a été « casté », choisi pour figurer là et pas deux lignes plus haut ou plus bas. Pour commencer, on apprend que Gerfaut roule dans une Mercedes, ce n’est pas anodin de son niveau de vie et chez Manchette, qui ausculte la société et les rapports de classes, c’est important. Ensuite, Georges Gerfaut roule sur la route nationale 19 entre Vendeuvre et Troyes. La plupart d’entre nous aura du mal à situer, mais ainsi, nous avons un lieu d’action précis, un lieu qui est caractérisé, l’histoire ne se passe pas quelque part, elle se déroule à un endroit précis. C’est presque si on peut imaginer du brouillard et des plaines interminables. Sauf qu’il fait nuit et que la plaine, c’est la nuit.
Gerfaut écoute du jazz, et Manchette donne des noms, et si on est amateur de jazz, on apprend quelque chose de plus sur le bonhomme. Le choix de se faire suivre ces mots « deux diffuseurs diffusant du » dénote d’un goût avéré pour l’allitération et il assume le choix d’une répétition « diffuseurs diffusant ». De la dentelle, je vous dis.

Et puis c’est l’arrivée de la phrase qui donne sa solidité à tout ce qui précède « À gauche et à droite, les ténèbres étaient comme une muraille » cette image de muraille est d’une grande puissance et elle nous parle immédiatement. Mais attendez, ce n’est pas terminé. L’auteur nous apprend que Gerfaut roule à 130 à l’heure, donc il roule très vite et malgré cette vitesse il est doublé par une DS. Il nous fauche avec une phrase épurée, tout à fait simple, « C’est alors que la DS doubla ». Notez qu’il n’écrit pas « une DS » il écrit « la DS ».
Je cesse de vous peler le jonc avec mon étude de texte de Prisunic, vous avez compris, si vous ne connaissez pas Manchette, que cet homme travaillait inlassablement son texte jusqu’à ce qu’il soit dégraissé et que chaque mot ait une utilité et que ses romans sont extrêmement référencés. Si vous avez déjà lu Machette, alors vous savez déjà.
Dans ce roman comme dans les autres, la vie peut s’arrêter n’importe quand. Les coups de feu fusent et les duels, brefs, tendus, nous disent à quel point la vie est fragile et se joue sur rien. Manchette, à l’instar de son illustre prédécesseur Simenon, claque une photographie précise d’une époque et d’une société. Une mine d’or pour des sociologues qui voudraient se pencher sur les années 70. Jusqu’au vocabulaire utilisé. C’est pour cela qu’il donne des détails, les marques de biscottes, les chaines Hi-fi, les enseignes commerciales.
Je vous laisse avec l’orfèvre dans ses œuvres … (à vous de disséquer…)
« Du vent s’était levé et du sable voltigeait sur la route longeant la plage, de petits arbres plantés dans des bacs en bois s’agitaient comme des plantes carnivores. Le café au lait faisait une boule huileuse sous le sternum de Gerfaut. »
Seb
Le petit bleu de la côte ouest, Jean-Patrick Manchette, Gallimard.