« À combien de décès avait-il assisté ces temps derniers ? Sans doute des milliers (…) Il s’était si bien habitué à voir la mort, à marcher au milieu des cadavres, à dormir parmi eux, à se compter calmement parmi les morts-vivants, qu’elle ne lui paraissait plus ni sombre ni mystérieuse. Il craignait seulement, à force d’avoir eu le coeur si souvent touché par le feu, d’être devenu incapable de retourner à la vie civile. »

Écrit en 1997 et premier roman de Charles Frazier, titulaire du National Book Award, Retour à Cold Mountain s’est aisément imposé dans la catégorie plutôt restreinte des classiques instantanés, ces livres rares qui semblent incontournables dès leur sortie et forgent dans l’esprit de chaque lecteur la conviction d’avoir dans les mains un texte à la fois intemporel et universel. Voilà qui est dit et l’on serait tenté de s’arrêter là afin de laisser à chacun(e) le soin de plonger au coeur de cette odyssée intime et bouleversante dans le chaos américain des années 1860 en cette fin de guerre de Sécession.
Sobrement intitulé Cold Mountain en V.O., le roman s’attache aux pas d’Inman, soldat confédéré blessé qui s’enfuit de l’hôpital militaire où il était soigné afin de retrouver sa promise, Ada (et non pas Ava comme écrit à plusieurs reprises sur la quatrième de couverture) et de s’installer avec elle sur leurs terres de Cold Mountain. Mais le chemin est long depuis la Virginie jusqu’à sa Caroline du Nord natale, surtout quand on est en pleine convalescence et pourchassé par la milice. Pendant qu’Ada tente de survivre et de faire fructifier les terres familiales, aidée par une jeune orpheline nommée Ruby, Inman se confrontera à la cruauté des hommes et à la rigueur des éléments durant des semaines. C’est son périple et les rencontres qu’il y a faites qu’a choisi de narrer Charles Frazier.
On ne peut qu’être frappé dès les premières pages du roman par le soin qu’apporte Frazier à décrire chacune des scènes de cette vaste fresque qu’est Retour à Cold Mountain. Cette attention permanente, cet incroyable sens du détail donnent une épaisseur rare à ces pages où se mêlent à la fois le bruit et la fureur des combats et des moments suspendus, lorsqu’Inman, par la grâce d’une rencontre bienveillante, peut s’accorder un peu de repos et enfin manger à sa faim. Les rencontres, on l’a dit, constituent la colonne vertébrale d’un récit que viennent étoffer nombre d’observations sur les paysages, la nature sauvage ou les éléments. Charles Frazier fait, par instants, oeuvre de naturaliste sans alourdir le moins du monde son récit.
Inman est loin d’être seul sur les routes en ces temps troublés et il ne pourra éviter des heurts parfois violents, tout comme il fera l’expérience de la trahison et de la délation. Obnubilé par l’idée de ses retrouvailles avec Ada, l’homme ne manque cependant pas une occasion de s’interroger sur ses motivations et sur ses propres agissements, n’hésitant pas remettre en question son engagement au côté des confédérés, devenant progressivement un pacifiste convaincu néanmoins régulièrement obligé de faire preuve de violence afin de pouvoir survivre et avancer.

Charles Frazier en impose tout autant lorsqu’il s’attache à décrire la vie d’Ada et Ruby et leurs travaux incessants afin d’essayer de maintenir en état les terres familiales, unique source de revenus pour elles. Ce faisant, il livre un tableau extrêmement vivant et précis de ce que pouvait être la vie dans les campagnes de Caroline du Nord à cette époque. On l’a qualifié de naturaliste un peu plus haut mais on peut aussi le voir comme un ethnographe tant ses descriptions, loin d’alourdir le roman, lui donnent une consistance rare et précieuse.
Odyssée moderne, Retour à Cold Mountain, bien plus que l’histoire d’un amour pudique mais profond, est avant tout une charge féroce contre la guerre et les accès de barbaries qu’elle provoque, quel que soit le camp que l’on a choisi. On soupçonnera Charles Frazier d’avoir prêté ses convictions à Inman, à la différence que son protagoniste les a acquises après avoir vécu l’expérience du combat. Ample et dense, le roman est également une ode aux grands espaces américains dont même un conflit aussi sanglant que la guerre de Sécession ne parvient pas à venir aux bout des beautés. Charles Frazier a, depuis, écrit quatre autres romans mais on mettrait notre main à couper que c’est avec celui-ci qu’il entrera dans la postérité.
« Inman continua sa route. Comment avait-il pu penser qu’un tel pays était le sien et valait la peine de se battre pour lui ? Seule l’ignorance expliquait une pareille folie. L’unique chose qui lui venait à l’esprit quand il cherchait à dresser l’inventaire de ce qui valait la peine de se battre, c’était son droit à vivre tranquillement quelque part dans l’ouest du bassin de la Pigeon River, sur les pentes de Cold Mountain, près de la source de la Scapecat Branch. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Dumas.
Yann.
Retour à Cold Mountain, Charles Frazier, Gallmeister / Totem, 571 p. , 13€50.