L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Petites choses : Benoît Coquil, les époux Wasson et les psychotropes (Rivages poche) — Yann
Petites choses : Benoît Coquil, les époux Wasson et les psychotropes (Rivages poche) — Yann

Petites choses : Benoît Coquil, les époux Wasson et les psychotropes (Rivages poche) — Yann

« On l’appelle la Senora sin mancha, mais aussi la femme tourbillon, la nageuse majeure, celle qui nage dans le sacré. Cayetano égrène les noms de Maria Sabina comme des épithètes homériques, Sabina qui regarde au-dedans, celle qui siffle et qui tonne, Sabina la bien-disante. Des noms, précise-t-il, qu’elle se donne à elle-même lorsque les champignons la saisissent, des titres honorifiques pour se présenter à eux avant de leur parler. Ou plutôt avant qu’ils ne parlent à travers elle. »

Même si l’on prend généralement soin de survoler la quatrième de couv des romans qui arrivent en librairie afin d’éviter les résumés trop bavards ou explicites, il en est certains dont ni le titre ni la couverture ne parviennent à attirer notre attention et qui sont repêchés in extremis après la lecture de quelques phrases, voire parfois de quelques mots. C’est précisément ce qui s’est passé avec ces Petites choses, premier roman de Benoît Coquil qui s’est finalement vu dévoré en deux jours. Comment imaginer que se cache sous ce titre plus que discret l’histoire des psilocybes, ces champignons hallucinogènes utilisés par quelques chamanes d’Amérique du Sud ? Plus exactement, Benoît Coquil s’intéresse à Gordon et Valentina Wasson qui porteront l’existence de ces pratiques à la connaissance du monde occidental. Les personnages et les faits mis en scène dans ce texte sont authentiques et l’on peut ainsi décider de classer ces Petites choses en documentaire (ou « non-fiction » comme il est de bon ton de dire depuis quelques années). On préfèrera pour notre part y voir un excellent et passionnant premier roman, ce qui, finalement, ne changera pas grand-chose à l’affaire.

Mais qui sont-ils ces époux Wasson, dont l’heure de gloire culmina dans les années 60 et 70 et dont les recherches chamboulèrent notablement la vie du village de Huautla et de sa région, dans les montagnes du Mexique, avant de bouleverser les appétits psychédéliques de la jeunesse occidentale ? Valentina Wasson est d’origine russe et elle adore ramasser et manger des champignons. Gordon, son mari, lui, n’aime pas du tout ça. De ce simple désaccord culinaire autant que culturel, les deux époux vont se servir comme d’un tremplin à des recherches qui s’appuieront sur les concepts de peuples « mycophiles » et « mycophobes ». Gordon n’est pas seulement un scientifique autodidacte, il est également vice-président de la fameuse J.P. Morgan Bank et fréquente les cercles les plus aisés de la société américaine de l’époque, ce qui ne l’empêche pas de partir au Mexique plusieurs fois par an afin d’y suivre les enseignements de la chamane Maria Sabina sur l’utilisation du psilocybe.

Gordon Wasson. Crédit : Getty.

Accompagnés du photographe Allan Richardson, les Wasson, enfin, plus souvent Gordon que Valentina, curieusement en retrait, voire effacée par l’omniprésence de son mari, les Wasson multiplient les expériences, les retranscrivent et finissent par faire parvenir quelques exemplaires de champignons à Roger Heim, alors directeur du Museum National d’histoire naturelle à Paris. Mais le moment où l’histoire bascule vraiment se situe ailleurs, lorsque Gordon, malgré la demande expresse de Maria Sabina de ne diffuser ni photos ni retranscriptions de leurs séances, lorsque Gordon, donc, à qui on a promis 8 500 dollars, fait paraître dans le magazine Life (alors lu par cinq millions d’Américains) un reportage d’une vingtaine de pages dans lequel il décrit ce que la chamane lui a précisément demandé de taire. Même si le nom du village et celui de la vieille dame ont été changés, on prendra la mesure du reniement.

Valentina Wasson.

On imaginera ainsi sans trop de mal la déflagration causée par la parution de l’article en 1957. Il faudra cependant quelques années avant que le phénomène ne prenne une ampleur incontrôlable, en particulier dans les années 70 quand nombre de jeunes hippies épris d’expériences psychédéliques finirent par se rendre à Huautla afin de rencontrer Maria Sabina et profiter de ses enseignements. Mais les babas cool de l’époque n’étaient pas les seuls à s’intéresser à ce nouveau psychotrope et la CIA, une fois de plus, avait quelques coups d’avance à ce sujet. Lorsque les laboratoires Sandoz parvinrent à synthétiser la molécule du psilocybe et que certaines universités américaines, emmenées par des figures telles que Timothy Leary ou Richard Alpert ouvrirent leurs enseignements aux expériences psychédéliques, c’était déjà le début de la fin, une gabegie dont les occidentaux sont friands, inconscients de provoquer eux-mêmes leur propre chute.

Maria Sabina. Photo : Allan Richardson.

Benoît Coquil, et c’est là une de ses grandes forces, n’a pas besoin de se montrer moralisateur, l’histoire l’est pour lui. Et le triste destin de Maria Sabina vient enfoncer le clou, sans pitié. La recherche, oui, mais à quel prix ? Si l’on comprend parfaitement les raisons qui ont poussé le couple Wasson à se jeter à corps perdu dans cette quête scientifique, on a à un moment l’impression de perdre Gordon dont la passion, pourtant, ne fut jamais remise en question, y compris après la mort de Valentina fin 1958.

Au-delà des qualités déjà énumérées, on aura le double plaisir en lisant Petites choses de penser souvent à l’écriture de Jean Echenoz et de croiser dans ces pages des figures comme Albert Hofmann ou, plus inattendu, Walt Disney en plein trip. Passionnant de bout en bout, ce premier roman porte en lui à la fois les espoirs et les désillusions de toute une génération ainsi qu’un constat impitoyable sur la façon dont les peuples occidentaux s’approprient et exploitent des ressources qui ne leur appartiennent pas, éternel et triste recommencement de l’histoire. Vous avouerez que pour 9€50, ça fait un joli programme.

« (Gordon) supporte mal la profusion florale de son époque, toutes ces fleurs dans les cheveux et sur les tissus imprimés de ces hippies qu’il aperçoit parfois dans les rues, et dont on lui dit qu’ils ont envahi Huautla, avant d’être expulsés. Il peste contre ces évaporés qui feraient mieux de reprendre leurs études là où ils les ont laissées, ces touristes chamaniques dévoués au grand hurluberlu en chef Timothy Leary, ces junkies qui prennent leurs trips pour des miracles et leur plaisir pour une révolution. »

Yann.

Petites choses, Benoît Coquil, 269 p. , 9€50.

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