L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Sukkwan island, David Vann (Totem) — Nicolas
Sukkwan island, David Vann (Totem) — Nicolas

Sukkwan island, David Vann (Totem) — Nicolas

Compliqué, parfois, de relire un roman que tu as adoré la première fois.

Compliqué de ne pas être dithyrambique avec ce roman.

Compliqué parce que je n’aime pas être dithyrambique, car c’est sans intérêt de dithyramber sur un roman dont la majorité des lecteurs pense que c’est un grand roman.

On doit dire des choses, critiquer comme font ceux qui sont attentifs au style de l’ôteur, ceux qui ont toujours un truc à dire puisqu’ils ne sont pas capables d’aligner trois mots avec des vraies choses dedans.

Mais là, l’ensemble de l’univers est d’accord sur les qualités de ce roman.

Et pour une fois, je suis d’accord avec l’ensemble de l’univers…

D’abord, pour expliquer l’inexplicable, tu dois savoir que le père de David Vann s’est suicidé alors que celui-ci avait refusé de l’accompagner pour vivre une année avec lui. Il est parti sur une île, David est resté avec sa mère et sa sœur, et son père n’est jamais revenu.

Le genre de truc qui te laisse une trace dans la tête que tu ne pourras jamais enlever.

Tu dois savoir aussi que David Vann a grandi dans une famille de menteurs. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui.

Ce roman, c’est ce qu’on appelle un huis clos.

Drôlement clos même.

Je t’explique. Il n’y a que deux personnages, un peu comme dans le film « The Sunset Limited ».

Tu l’as pas vu ?

Tu déconnes ?

Bon, je dis ça, je dis rien, mais si tu l’as pas vu, il te manque un bout de culture cinématographique. C’est avec Samuel Lee Jackson et Tommy Lee Jones. Tiré d’un bouquin de Cormac McCarthy.

Cherche…

Bon. Ça, c’est fait. Le temps que je perds à te raconter des trucs qui n’ont rien à voir avec le livre… C’est comme ça, je vais pas changer.

Les deux personnages, ce sont Jim, le père, et Roy, le fils.

Le fils, il a 13 ans. Tu te souviens quand t’avais 13 ans ?

Les questions qui te taraudaient le cervelet, toi face à l’existence, toi face à l’avenir qui s’annonçait, pas toujours rose, mais toujours loin de toi, comme quelque chose d’inaccessible.

Ben Roy, c’est ce qu’il fait.

Il se taraude l’esprit.

Grave.

Et il écoute son père pleurer. La nuit.

Chacune des nuits qu’ils passent ensemble.

Donc deux personnages, ou plutôt trois.

Parce qu’il y a un troisième personnage, et ce n’est pas qu’un figurant.

C’est l’Alaska.

Photo : D.R.

L’Alaska, c’est grand. Très grand. Et même encore plus grand que ça. Et dans la façon dont David Vann le décrit, on entend aussi un hurlement d’amour pour ce pays, ce pays qui l’a vu grandir. On entend ses cris de peur devant ce paysage gigantesque sur fond de neige, de glace et de brouillard.

Ce brouillard qui entre jusque dans la tête du père, ce brouillard qui hante les nuits du fils.

Observant l’ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c’était l’impression qu’il avait depuis trop longtemps ; que son père était une forme immatérielle et que s’il détournait le regard un instant, s’il oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s’il n’avait pas la volonté de l’avoir là à ses côtés, alors son père disparaîtrait, comme si sa présence ne tenait qu’à la seule volonté de Roy.

Tu vas entrevoir l’apocalypse qui se glisse derrière chacune des pages que tu vas tourner.

Parce que les pages, tu vas les tourner, fébrilement, jusqu’à la page…

Je te dis pas.

Tu me remercieras après.

Tu me remercieras puisque toi non plus, tu n’auras pas vu venir la fin d’un monde, et parce que toi aussi, tu vas devoir relire pour être sûr d’avoir bien vu les mots la première fois.

La rédemption, encore et toujours, ce mythe éternel qu’on trouve dans tellement de romans, est là aussi présent, et il arrive tout droit de l’enfer que le père a bâti autour de son fils, comme cette fosse qu’ils creusent, et qui s’effondre, faute de l’avoir étayée assez solidement.

Comme cet amour entre ces deux êtres qui ne peut exister parce que l’un d’entre eux est un lâche et qu’il se réfugie dans un miroir qu’il est incapable de briser.

La fuite, vers un ailleurs qui n’existe finalement pas.

Le constat du fils face à ce père qui n’est qu’un faible, ce père qui chiale toutes les nuits comme un gamin perdu dans ses cauchemars.

Que te dire de plus ?

C’est écrit, avec les tripes chères à Buk, et c’est magnifique.

Roy va te hanter.

Parfois, au détour de ta vie, tu vas croiser Jim, et tu vas être tenté de lui dire : « Ressaisis-toi ! Aime ! Et dis-le ! ».

Mais Jim ne t’écoutera pas.

Alors, tu comprendras comment l’amour peut de temps en temps, au sein d’une famille, se transformer en haine, comment de petits sacrifices, ce que tu appelles peut-être des concessions, peuvent finir par devenir les pavés de l’enfer.

Juste un mot, de David Vann :

Je pensais écrire sur le suicide de mon père. […] Je n’avais pas l’intention d’aller dans une autre direction. C’est le livre qui m’a fait y aller. […] Ce livre est l’aboutissement de ce que je n’ai pas fait, dans la vie réelle.

Je l’ai relu, et je n’ai rien d’autre à dire sur ce roman.

Nicolas

Sukkwan Island, David Vann, Éditions Gallmeister, 224 p., 12.90 €

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