L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Rocheflame, Claude Michelet (Robert Laffont, Pocket & Éditions retrouvées) — Seb
Rocheflame, Claude Michelet (Robert Laffont, Pocket & Éditions retrouvées) — Seb

Rocheflame, Claude Michelet (Robert Laffont, Pocket & Éditions retrouvées) — Seb



« Au début, il avait cru qu’une ardente action syndicale lui permettrait de surmonter une partie des problèmes que des centaines de milliers d’hommes partageaient avec lui. Puis il avait compris qu’il n’était qu’un malheureux fantassin, un de ceux qu’on envoie en première ligne comme éclaireur de pointe, qui tombe et qu’on oublie, un sacrifié anonyme qu’on pressure et excite car ses infimes conquêtes, une fois thésaurisées, donnent la victoire à ceux qui, sagement, restent à l’abri. »


L’histoire. Quelque part entre Corrèze et Lot, sur un causse dur à vivre, se déroulent à six-cents ans d’écart, les vies de deux familles de paysans. En 1475, sous Louis XI, à un endroit qui s’appelle Rocheflame, en 1970, sous Pompidou, ce même lieu se nomme Rocsèche. Six siècles d’écoulés et la condition des paysans qui n’a que peu évolué.

C’est très rare de lire un roman dans lequel l’auteur a fait de son personnage principal un lieu, une terre. Probablement parce qu’il faut avoir une grande confiance en la terre. Claude Michelet ne se gêne pas pour le faire ici, et il a raison, et c’est pour une bonne raison, montrer quelque chose d’important à ses yeux. Pour ceux qui ne connaissent pas ce romancier incontournable, Claude Michelet fut d’abord paysan (pas agriculteur, pour lui ce n’est pas la même chose). À l’orée des années 70, le stylo le démange et il se met à écrire. Publié une première fois en 1973, Rocheflame promet un auteur pétri de talent et doté d’une écriture soignée et léchée. Ainsi, le bonhomme va mener de front son travail de paysan le jour, et de romancier la nuit. En 1981, épuisé par son métier de la terre et les sollicitations très nombreuses à la suite du colossal succès de ses romans Des grives aux loups et sa suite Les palombes ne passeront plus, il fait une crise cardiaque qui l’oblige à choisir. Il sera donc romancier à plein temps. Tout cela pour dire que l’homme de lettres connaît son sujet quand il s’agit de parler paysannerie (voir son ouvrage qui fait autorité, Histoire des paysans de France).


Mais qui dit roman paysan ne dit pas forcément roman de terroir. Je fulmine lorsque j’entends des journalistes paresseux affirmer avec un aplomb qu’on ne trouve que dans les rédactions aseptisées, que Claude Michelet était un auteur de terroir. Non pas parce que ce serait honteux d’en être, simplement parce que c’est faux.
Certes, Claude Michelet a souvent écrit sur le monde rural, ça n’aide pas. Mais si ses histoires débutent fréquemment dans ces endroits-là, elles s’envolent aussi généralement vers d’autres contrées et même d’autres continents. Elles parlent d’individus qui s’émancipent. Certes, la moitié de ses ouvrages comportent le mot « terre », ça n’aide pas. Mais s’il est bien une chose qui soit universelle, c’est la terre. Et Jim Harrison, reprenant un dicton indien disait que seule la terre est éternelle.
Vous commencez à vous demander à quel moment je vais vous parler de ce roman, Rocheflame. J’y viens. Le personnage principal est donc un lieu, un lopin de terre sur lequel travaille un métayer, Jehan, en 1475. Un lieu sur lequel travaille Michel Delabat en 1970. Avec cette histoire simple, l’auteur veut démontrer quelque chose de fondamental. Il veut mettre en évidence que l’un et l’autre ne sont pas réellement propriétaires de la terre qu’ils travaillent, même si Michel Delabat possède des papiers notariaux qui disent qu’il est bien chez lui à Rocsèche.



Mais tous deux sont assujettis à d’autres contraintes et turpitudes. L’un est soumis à un seigneur capricieux et autoritaire et l’autre à un système économique construit pour l’asservir. Le premier est une sorte d’esclave avec droit d’habitation et l’autre un esclave propriétaire.
Ce roman parle de l’aliénation que génèrent la surcharge de travail, la course au rendement et à la productivité. On pourra faire le parallèle avec l’usine. Il montre à quel point il est vain de vouloir s’agrandir pour supporter la mondialisation et la concurrence naissantes lorsqu’on est soumis à la loi des plus forts, ceux qui décident des prix. Il est vain de jouer avec la plus grande sincérité quand les dés sont pipés.
Malgré l’épuisement, malgré l’absence d’horizon en forme d’avenir, les deux hommes, à six siècles d’écart, trouvent malgré tout des raisons d’y croire et des instants volés au bonheur. C’est le chant d’un oiseau, le bruit de la faux dans les hautes herbes, l’odeur du foin, une brise rafraichissante sur un front emperlé de sueur après des travaux harassants. C’est le plaisir de travailler la terre, de lui soutirer suffisamment de sollicitude pour que poussent le blé, les anciennes céréales ou les légumes que l’on consomme. Et si la terre se montre magnanime, c’est parce qu’ils la respectent. Ils ne l’empoisonnent pas, ils se soumettent à sa volonté et celle de la Nature. Il y a les bonnes et les mauvaises années, un peu comme un joueur de poker accepte la chance et la malchance.
Jehan et Michel s’accrochent, ils y croient à leur terre, ils croient à leur avenir dessus. Avec leurs pensées, leurs doutes, parfois leur déni de la réalité, les nuits blanches à ressasser, Claude Michelet montre ce que la terre fait aux hommes qui l’aiment et la travaillent. Parce que chez ces gens-là, on est souvent paysan de père en fils, on forme des dynasties de paysans et personne ne veut être celui qui rompra la lignée, celui a failli, parce que les anciens nous regardent.
« La raison lui dictait de s’orienter dans une autre voie, une direction dans laquelle l’argent et tout ce qu’il permet serait le seul but ; les sentiments lui susurraient de n’en rien faire, de tenir, de s’accrocher à Rocsèche. »
Il y a des scènes poignantes dans les relations entre ces hommes et leurs femmes, on éprouve le grand tiraillement entre rester et partir, la possibilité d’une vie meilleure, mais avec alors en soi, le poison de cet échec irrémédiable, infalsifiable. Les non-dits, les silences sont mis en valeur par l’écriture fine de Claude Michelet, il sait, comme peu d’autres, trouver les mots et le rythme pour susciter l’empathie, la colère, le désœuvrement, l’abattement, la révolte, l’amour de cette satanée terre dont on a hérité. Si les deux personnages principaux après la terre sont Jehan et Michel, les femmes sont présentes, en creux, et par la magie de l’écriture, elles sont aussi importantes que les hommes. Leurs paroles, leurs silences aussi parlants, leurs attitudes et leur courage à endurer, participent à la résistance des hommes qui s’écrouleraient sans elles. Simplement parce que si la terre est le projet, elles en sont la raison.
C’est un court roman, pas besoin de cinq-cents pages pour dire ce qui doit être dit. Tout y est, et cinquante ans plus tard, peut-être que cette histoire résonnera étrangement à votre cœur, peut-être que vous vous direz que Michelet avait vu ce qui venait sans bruit, mais venait sûrement.

Seb

Rocheflame, Claude Michelet, Robert Laffont & Pocket, parution juin 1993, 288 P., d’occase, autour de 8€


2 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur Aire(s) Libre(s)

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture