
Depuis plus de trente ans, Antoine Volodine et ses hétéronymes (Lutz Bassmann, Manuela Draeger ou Eli Kronauer pour ne citer qu’eux), construisent le « post-exotisme », un édifice de récits littéraires, de « rêves et de prisons », étrangers « aux traditions du monde officiel ». Quarante-neuf volumes ont été annoncés, du nombre de jours d’errance entre la mort et la réincarnation selon les bouddhistes. Nous voici au quarante-huitième, publié sous le nom de Manuela Draeger.
C’est ainsi que l’on se trouve, pressé ou non, de l’ouvrir. Que l’on soit habitué aux livres de Manuela Draeger, ou non. Que l’on ait été emportés par « Kree » (et chuchotements) ou non.
Entre peurs, envie et curiosité.
Une lecture qui nous fait, nous aussi, penser en collectif, comme des enfants perdus, menés à l’aveugle dans une forêt obscure, une barrière poreuse, mais qu’on ne comprend plus, seuls. Alors, on se laisse emporter par ces personnages troublants, renommés et renommant : Yaki, Magda, Tatiana, Jessica toute belle, et d’autres, croisés, vaguement nommés, sans état civil ni identité. On navigue avec eux entre les arbres, dans les limbes, les marais. On est dans ce qui ressemble à conte en train de finir de s’écrire, dans une obscurité prégnante.
Dès la première page, déjà, le monde n’est plus, du moins plus tel que nous, on l’a connu, et eux y sont enfermés, attendant le jour, figés, et ainsi l’ambiance s’installe et plante le décor.
Un dortoir ordinaire dans un bloc ordinaire. Dans un camp ordinaire.
À deux pas de moi, sur la paillasse voisine, Magda était immobile et définitivement silencieuse. La veille, elle m’avait prévenu qu’elle allait mourir, mais je ne l’avais pas crue. Nous savons tous que ça peut nous arriver à tout moment, de mourir, mais, la plupart du temps, nous préférons en faire un sujet de plaisanterie. La vie, la mort, les rêves, pour nous ça se superpose et c’est un peu la même chose. On glisse facilement de l’un à l’autre. Avec le dortoir et le sommeil pour décor, et la barrière des arbres au fond de l’espace, toutes les images que nous avons en tête se ressemblent, qu’elles soient réelles ou inventées.Dès le début, la fin est dite, l’ambivalence est partout et le combat de ceux qui savent est obscurément instinctif, oral, sensuel, essentiel si ce n’est existentiel. Ceux qui ont encore une conscience, celle de sortir d’un cauchemar et de faire acte du besoin de faire couler du sang pour que la lumière, le jour, l’aube, revienne. Leurs dialogues sont cinématographiques, fragmentaires, mais liants. Ils ont les uns envers les autres de réels sentiments. Comme ils peuvent. Et ce monde-là est plein d’échos saisissants et c’est encore plein des images terrifiantes de l’actualité que l’on reçoit ce texte.
Dans la nuit brûlante et le dortoir d’un camp/bloc/asile/néant ; qu’importe, sont regroupés des enfants, forcés, semble-t-il, à une enfance éternelle, évoluent en alourdissant l’ambiance, ils sont une vingtaine. L’un d’entre eux prend la parole. C’est Yaki Tchapaïev. Comme les autres, il envisage avec effroi les jours à venir de sa métamorphose. En adulte, en ennemi, en représentant des humains disparus responsables de cet enfer sur terre. Et Magda n’est plus là pour que le jour vienne. A lui échoit cette responsabilité. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé, avant, pourquoi et de quoi ils sont rescapés, mais on suit ces quelques enfants perdus qui pourraient être désespérés, mais sont pourtant pleins d’observation et de verve, de sensualité et de poésie pour dire ce qu’est pour eux la réalité, collective malgré tout.
Ici s’arrête l’aspect autobiographique de ce récit. Je vous ai exposé mon identité et il n’y a rien à ajouter. Yaki Tchapaïev, onze ans, enfant perdu. Je pense que cela suffit pour me présenter. Et puis, je suppose que vous n’êtes pas ici devant moi pour m’entendre débiter des sornettes complaisantes sur ma naissance, mon parcours de vie et je ne sais quoi encore d’intime ou autofictionnel. Je pars du principe que vous vous êtes rassemblés ici pour entendre une histoire. Et pas pour écouter des pleurnicheries et du bla-bla à l’eau de rose. Je pars de ce principe. Et ça m’étonnerait que je me trompe là-dessus.
Et on plonge, nous aussi, portés par cette écriture envoûtante, quasi incantatoire, renommant le réel tel qu’il est, on plonge à l’aveugle dans une épaisse obscurité, réel et cauchemar entremêlés où le temps s’est arrêté. On se laisse mener par ces êtres perdus aussi sombres que lucides, qui pourraient être désespérés, donc désespérants et disparaissant, préférant le sommeil sans fin à la réalité, mais follement pleins de verve et de créativité pour dire ce qu’est pour eux la réalité. Une réinvention des ambivalences du réel, des entre deux, une sorte de vertige et de part obscure enfin dite, entre la vie et la mort, comme dans l’actualité, une lecture qui change le regard. Ils recréent ce qu’ils vivent, revivent, ils nomment ce qui se présente à eux comme ils peuvent.
Une lecture en porosité entre les réels
Ces cauchemars ne sont peut-être pas spécifiques aux enfants, car nous avons tous accès à ce moment incertain entre le sommeil et le réveil, dans lequel les histoires se précipitent. Avec cette forme si particulière.
Ils pensent ensemble, souvent en télépathie. Ils sont lien. Et ainsi, comme leurs pensées, les histoires se déroulent, tournent, se réitèrent. Des visions, des images se figent. Il y a des figures typiques, importées d’ailleurs – des cavaliers sinistres – des litanies, des prières ou des leçons récitées en mode automatique et un peu désordonné, des classifications d’arbres incontrôlées, instinctivement nommées. Tout est instinct et avancée à l’aveugle.
Le style nous envoûte, reconnaissable par son sens du fantastique et sa narration aussi orale que finement ironique, insoucieuse de la morale ou du bon goût, sacrément efficace. On entre dans le flou, l’obscur, l’ambivalence qui nous emportent. Il y a des courses et il y a des trains, il y a aussi de longs flottements. Il peut y avoir des événements, mais il n’y a pas de durée. Il y a des détails et il y a aussi des ellipses. Chaque lecteur peut mettre dans les images ses propres rêveries, mais c’est vraiment l’écriture qui l’emporte. L’incertitude du réel est mise en forme et en mots de manière tortueuse, compliquée ou imprécise. Volontairement, pour nous embarquer dans ce monde-là, post-exoticapocalyptique, malgré un ton semble simple, léger. Celui des enfants perdus.
Beaucoup de questions sourdent pendant cette lecture, lire est une réponse
Car on avance avec eux, en collectif, ces enfants désespérés, mais pourtant pleins de verve, de sensualité et de poésie. On vit en solidarité la responsabilité qu’ils affrontent pour faire renaître un peu de lumière. Cette lecture nous fait, nous aussi, nous interroger. Sur tout.
Qui est mort, qui pense, parle, rêve devant nous sur ces pages ? Qui est « Le gros » à poignarder dans notre réel à nous ? Et comment pourrions-nous, nous aussi, faire renaître un moindre rai de lumière, dans ce marasme actuel de plus en plus proche, de ces limbes dans lesquels nous naviguons impuissants, actuellement ? Est-ce une fable, un conte à régler, une réelle fin de quelque chose ou un bégaiement de renaissance ?
Au rythme des réinventions lexicales, des retournements, des révélations, des rebondissements, un réel en pointillés se réinstalle, et nous apparaît comme une tentative de nous faire, nous aussi, sortir de la nuit, pour faire enfin recommencer à nommer le monde tel qu’il est, et une recherche de nouveau matin qui ne serait pas si brun qu’annoncé. Une lecture envoûtante, troublante, déconcertante, secouante, entre autres qualités textuelles !
Arrêt sur enfance, Manuela Draeger, Éditions de l’Olivier, 160 pages, 19,50 €.
Margot.
Résumé :