L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
En vrac et en bref (ou l’inverse) : Karine Tuil, Alan Parks et Michelle Zauner – Yann
En vrac et en bref (ou l’inverse) : Karine Tuil, Alan Parks et Michelle Zauner – Yann

En vrac et en bref (ou l’inverse) : Karine Tuil, Alan Parks et Michelle Zauner – Yann

Continuons d’explorer les lectures de ce début d’année en revenant un peu sur les titres qui, pour des raisons aussi diverses que variées, n’ont pu être chroniqués par ici. Considérez donc les lignes qui suivent comme une tentative de rattrapage.

La Guerre par d’autres moyens, Karine Tuil (Gallimard)

« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » – Carl von Clausewitz

Depuis maintenant quelques années et la lecture de L’invention de nos vies (Grasset 2013 / Le Livre de Poche 2014), j’ai pris l’habitude de lire chacun des romans écrits par Karine Tuil, à savoir L’Insouciance (Gallimard 2016 / Folio 2018), Les Choses humaines (Gallimard 2019 /Folio 2021) et La Décision (Gallimard 2022 / Folio 2023).

Je suis à chaque fois bluffé par l’acuité du propos autant que par l’absence totale de complaisance dont elle fait preuve envers les vices et les faiblesses de ses contemporains. Le pouvoir et la façon dont il peut tout corrompre sont également au cœur d’une œuvre dont la justesse et la constance forcent le respect. On retrouvera donc dans ce douzième roman un ancien président de la République, un cinéaste ambitieux et une actrice qui ne l’est pas moins. Karine Tuil installe entre ces trois personnages et quelques autres protagonistes tous les éléments d’un drame qui va se jouer en quelques mois, éclatant de la sphère privée à la vie publique. Si les ingrédients « habituels » sont présents, l’ère post Me Too s’invite aussi dans ces pages où les hommes sont rarement à la hauteur de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et où les femmes sont abusées et manipulées plus souvent qu’à leur tour, même si elles se montrent aussi parfois capables de calculs cyniques.

L’exercice du pouvoir, les jeux de domination et les sacrifices auxquels chacun(e) semble prêt à se soumettre, privilégiant fréquemment une carrière au détriment de la vie personnelle et familiale. Malgré ces constantes, le roman m’a par moments donné l’impression d’être une longue dissertation autour de Me too et de la façon dont ce phénomène a pu modifier les rapports de force à l’œuvre sur un plateau de cinéma ou de télévision au même titre que dans la vie politique. Karine Tuil n’a rien perdu de son mordant, les moments forts ne manquent pas dans son livre et elle reste une excellente portraitiste, particulièrement attentive à mettre en scène des personnages cohérents et construits, pas de simples caricatures.

Malgré ses quelques longueurs qui m’ont paru un poil trop didactiques, La Guerre par d’autres moyens se place néanmoins une nouvelle fois au-dessus de la mêlée, bien loin de la fadeur, de la bienveillance et de la résilience qu’on mange désormais à toutes les sauces.

Mourir en juin, Alan Parks (Rivages / Noir)

On ne dira jamais assez le plaisir que l’on prend à suivre les aventures de McCoy depuis Janvier noir (Rivages 2018). Voilà une série qui semble mettre tout le monde d’accord et dont chaque épisode paraît meilleur que le précédent alors qu’Alan Parks plaçait d’emblée la barre assez haut avec ce Janvier noir. Quelques années plus tard, nous voici rendus à un mois de juin qui verra McCoy tenter de comprendre pourquoi, en quelques semaines, plusieurs cadavres de sans-abris sont retrouvés dans les rues de Glasgow.

Craignant de finir par tomber sur celui de son père qui vit à la rue depuis plusieurs années, McCoy se voit confronté à son passé en même temps qu’aux angoisses qu’il trimballe depuis toujours. Parallèlement, on lui demande d’enquêter sur la disparition d’un enfant dont personne ne semble jamais avoir entendu parler. Le père de l’enfant est pasteur pour l’Église des souffrances du Christ qui interdit toute représentation de l’être humain. C’est la mère qui a déclaré la disparition de l’enfant, mais le pasteur, lorsqu’il est interrogé, en nie l’existence et met en avant un traumatisme ancien dont sa femme ne se serait jamais vraiment remise.

De quoi donner du fil à retordre à McCoy et son fidèle Wattie, déjà fort occupés par les morts de clochards et la guerre de gangs que semble vouloir déclarer Cooper, gangster notoire et vieil ami de McCoy. Alan Parks profite de cette intrigue à trois niveaux pour offrir au lecteur une nouvelle virée dans les rues et les pubs de Glasgow qu’il semble connaître comme personne.

Le roman noir selon Parks est éminemment social et lui permet à chaque épisode de mettre en lumière les conditions de vie pour le moins précaires d’une partie de la population. Alcoolisme, prostitution, violences en tout genre constituent le quotidien de ces personnes que McCoy s’obstine envers et contre tous à considérer comme des êtres humains et non comme des échecs ou des déchets. Parfait exemple de narration fluide, l’écriture de Parks est simple, mais d’une efficacité à toute épreuve, et il creuse son sillon livre après livre, ajoutant systématiquement de la chair, de l’âme et de l’épaisseur à ces personnages qui sont plus ou moins devenus des amis depuis qu’on les suit.

La ville était déserte à présent, les honnêtes gens étaient rentrés chez eux dîner et regarder la télé. Il prit la direction du centre-ville. Les honnêtes gens ne l’intéressaient pas. C’étaient les autres qui l’intéressaient. Ceux qui avaient perdu leur place dans le monde normal et qui avaient cessé de faire semblant. Les âmes solitaires.

Traduit de l’anglais (Écosse) par Olivier Deparis.

Pleurer au supermarché, Michelle Zauner (Bourgois / 10/18)

Un des livres préférés de Barack Obama en 2021, Pleurer au supermarché, est resté plus de cinquante semaines sur la liste des bestsellers du New York Times et s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires aux États-Unis. (extrait du site de l’éditeur, Bourgois).

S’il n’a pas connu un tel succès en France, Pleurer au supermarché a néanmoins rencontré une indéniable reconnaissance critique et publique. Fanny en avait parlé ici même comme d’une histoire sensiblerock and roll et résolument culinaire. Puisqu’il n’est jamais trop tard pour bien faire et avec une fois encore un bon train de retard sur l’actualité, j’ai profité de sa sortie en poche dans la collection Satellites (chez Bourgois) pour tenter de comprendre cet engouement. La personnalité de Michelle n’y est déjà pas pour rien.

Cette jeune femme née à Séoul en 1989 a suivi ses parents aux États-Unis où elle a grandi, tenté de faire des études avant de se lancer dans l’écriture et la composition au sein de divers groupes indépendants. C’est avec Japanese Breakfast qu’elle a rencontré le succès qui lui a permis de jouer, entre autres, dans son pays d’origine devant des membres de sa famille. Après une enfance qui laissait déjà deviner son caractère bien trempé et une adolescence durant laquelle elle continua à s’affirmer, au grand dam de ses parents, avec lesquels les relations furent souvent houleuses (particulièrement avec sa mère), Michelle Zauner finit par s’apaiser et trouver un équilibre grâce à la musique et à quelques rencontres déterminantes, dont celui qui allait devenir son mari.

Mais le véritable sujet de Pleurer au supermarché est ailleurs, le besoin d’écriture est né du sentiment de perte qui s’est emparée de la jeune femme lorsque sa mère est morte des suites d’un cancer. Michelle Zauner et son père, aidés par des amis ou des membres de la famille, ont tout fait pour que leur mère et femme reste chez elle aussi longtemps que possible, endossant un rôle d’aidants pour lequel ils ne se sentaient prêts ni l’un ni l’autre (mais qui se sent prêt le moment venu ?). Les relations tendues entre Michelle et sa mère s’étaient apaisées et avaient laissé place à de l’amour et une grande complicité. Toujours en porte-à-faux entre son pays natal et celui d’adoption, la jeune chanteuse a pris conscience de l’importance de l’héritage culturel, et tout particulièrement gastronomique, laissé par sa mère. Elle a également fini par mesurer l’ampleur de l’amour que celle-ci lui portait. Ravagée par le chagrin du deuil, Michelle Zauner a donc décidé d’écrire ce texte qui est à la fois un hommage particulièrement touchant à la figure maternelle et comme un inventaire de ce que celle-ci a fait pour elle tout au long de sa vie, cet héritage inestimable de plats et recettes coréens grâce auxquels elle peut à nouveau revendiquer des origines qu’elle pensait avoir reniées pour mieux s’intégrer aux États-Unis.

Texte sensible et touchant, Pleurer au supermarché est porté par un amour inconsolable et l’envie désespérée de rattraper le temps perdu. C’est par ailleurs un livre sur le deuil et la mort, bien sûr, et, paradoxalement, un livre qui ouvre l’appétit et donne envie de découvrir cette cuisine coréenne dont on imagine les goûts et les odeurs à chaque page.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Bourgeois.

Yann.

La Guerre par d’autres moyens, Karine Tuil, Gallimard, 384 p., 22€.

Mourir en juin, Alan Parks, Rivages / Noir, 364 p., 22€.

Pleurer au supermarché, Michelle Zauner, Bourgois / Satellites, 378 p., 10€50.

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