« C’était le rendez-vous de joyeux drilles de Harlem, qui vivaient de leur astuce, l’œil affable, le cheveu plat et gominé, l’élégance suave, accompagnés de leurs panthères coulées dans d’étroits fourreaux, danseuses de music-hall ou modèles – ce qui dit tout, et rien – flamboyant des feux de leurs pierreries synthétiques, roulant des yeux sombres, alourdis de rimmel, rutilant de leurs ongles carminés, souriant de toutes leurs dents éclatantes, de leurs lèvres de pourpre, et témoignant d’un entrain contagieux et vénal. »

L’histoire. Dans les années 50, du côté de Harlem, à New-York. Jackson, jeune noir très naïf, limite crétin, trime comme employé dans une entreprise de pompes funèbres. Le problème, c’est qu’il en pince pour Imabelle, une métisse qui le tient par les sentiments et lui resquille son fric en le faisant tomber dans des arnaques dont il ressort essoré. L’amour est aveugle dit-on. Mais un jour, c’est l’arnaque de trop, Jackson se retrouve bien malgré lui embourbé dans une sale et assez sanglante histoire dont on se demande bien comment il va en sortir. Mais peut-être que, s’il y a un dieu pour les ivrognes, il y en a aussi un pour les candides.
Attention chère lectrice, cher lecteur, là, on cause d’une pointure de chez pointure. Pas le genre de gars qui a besoin d’un joli bandeau avec recommandation d’une star pour te refourguer ses bouquins. La prose Chester Himes se lit toute seule, ça coule avec de temps en temps des soubresauts provoqués par des éruptions d’argot qui donnent une touche unique à ses histoires. J’ignore si la traduction que j’ai lue est la dernière en date, mais elle m’a donné accès à un univers exotique, exotique pour un corrézien qui n’a jamais mis les pieds en Amérique. Qui plus est dans les années 50.
Chester Himes, donc, est un caïd du roman noir. Il a comme grand admirateur James Sallis, un autre romancier de calibre international (prix 813 chez nous) (qui a écrit une biographie de Chester Himes et dont un de ses personnages romanesque est un fan de Chester Himes), James Sallis, qui admire aussi Jean-Patrick Manchette, tu vois, tout se recoupe.
Mais je digresse. Je ne vais rien te dire de plus sur l’histoire, ce sera à toi de te frayer un chemin dans les rues tonitruantes de New-York, souvent la nuit, dans les ruelles qui dégueulent de poubelles gavées de papiers gras et de déchets en tout genre, sur les bords de la rivière sombre où les malfrats passent leur temps dans des bicoques mal famées, où la petite magouille tient lieu de job en CDI, tant que tu restes en vie.
Chester Himes a beaucoup observé la vie, les gens, sa ville et son quartier. Il sait comme peu de monde mettre en exergue les rapports de classe, et on sait d’où il parle. Quand on lit La reine des pommes, on sent tout de suite combien il aime ses personnages, l’empathie qu’il nourrit pour eux, comme il se désole de leurs misères, de leurs malheurs. Parce qu’il faut bien dire que la plupart n’ont pas tiré les bonnes cartes au jeu de la Vie, pas une seule de bonne, et ils doivent faire avec ça. Alors forcément, ils ne vont pas réagir comme nous, leurs priorités ne sont pas les mêmes. Dans ce roman les petites gens vivent au jour le jour, demain est une illusion, un rêve auquel ils croient seulement quand le jour se lève. Et comme la marée ramène au bord des débris de navires, l’aurore apporte souvent des emmerdes.

On se prend à avoir du respect pour ces personnages qui se débattent dans la mélasse, on se demande où ils puisent leur énergie, par quel miracle ils trouvent la force de croire que les choses vont finir par s’arranger, on se demande sous quelle poubelle ou quel coup dur, ils dégotent un fragment d’espoir. Et par moment, on a une pensée pour ceux d’aujourd’hui, parce que les choses n’ont vraiment changé. En France, en ce moment, il y a dix millions de pauvres.
Évidemment, tu vas rencontrer du racisme, on est aux USA dans les années 50, évidemment tu vas rencontrer l’incertitude sociale endémique à ce pays où l’absence de revenu conduit à l’effacement des existences. Pas étonnant qu’ils soient tous obnubilés par le fric. Tu vas observer un traitement des femmes qui ne fait pas honneur à l’époque.
Bref, dans ce roman, tu vas faire la connaissance de personnes, des vraies personnes, incarnées et qui coulent des pages et prennent vie devant toi. Elles ne déméritent pas, elles font avec les cartes qu’on leur a distribuées. Et ça déménage sec, ça défouraille dans tous les sens, ça se poursuit en bagnole, ça ment comme ça respire, ça se trahit sans vergogne, ça survit. On ne s’ennuie pas sur une seule page, pas un paragraphe qui ne serve à rien, tout est efficace, mais non dénué de style, c’est Chester Himes quand même.
Lire ou relire ce romancier, c’est faire un voyage dans le temps, se rendre sur une autre planète, un endroit où les choses étaient plus dures, mais plus simples, tu noteras que je n’ai pas dit « meilleures ».
La version que je possède, je l’ai trouvée dans une ressourcerie, 50 centimes. Une édition pour le cinquantenaire de la Série Noire, elle faisait partie d’une rafale de rééditions pour la célébration, vise un peu, il est mentionné sur les deux premières pages qu’en avril il y a neuf parutions (dont un Pouy, un Burnett, un Lawrence Block, deux Chester Himes et un Jim Thompson) et en mai 19 parutions ! dont trois Manchette, un Jonquet, du Robin Cook, de l’Horace Mac Coy, du Hammett et du Chandler, bref, une vraie liste de Noël.
Il sent bon le vieux papier ce livre, jauni sur la tranche, presque pas corné, il me raconte qu’il a déjà bien vécu et si je tends l’oreille, il me chuchote les bibliothèques dans lesquelles il a sommeillé, les mains bagousées qui l’ont tenu ouvert, caressé, lu.
Récemment, Gallimard a sorti un magnifique coffret en Quarto dédié à monsieur Chester Himes, La reine des pommes est en première position (non, pas celle du tireur couché…).
Allez, j’espère que je vous ai convaincu. Bonne lecture.
Traduit de l’américain par Minnie Danzas.
Seb.