« L’habitacle était tiède, la voiture roulait sans bruit, sans cahot, dans une sorte de longue dérive silencieuse et tenace, comme un navire qui court sur son erre dans une eau plate et sombre. L’odeur entêtante de cuir, le parfum de femme et l’odeur de cigarette anglaise faisaient comme une parenthèse captivante dans laquelle Schneider se fût volontiers assoupi pour une heure. Ou pour toute la vie. Il ne tenait qu’à lui de s’assoupir. Il savait qu’un jour il s’assoupirait, mais que ce serait pour ne pas se réveiller. En attendant, schneider ne dormait pas, occupé à veiller sur le sommeil des hommes. »

L’histoire. Nous sommes en novembre grisâtre de l’an de grâce 1973. Dans une grande ville de province. Claude Schneider, inspecteur principal, revient dans la ville où il a grandi. Il revient alourdi de son expérience de guerre en Algérie et de celle de flic à Paris. Mais pas le temps de sombrer dans la nostalgie, une gamine de quinze ans, Betty, avec un minois de chaton ébouriffé, a disparu sur le chemin de la maison. Une enquête que Schneider n’aime pas du tout car il en pressent la fin.
Avec ce nouvel opus de la vie de Claude Schneider, Hugues Pagan relève encore un niveau qui se trouvait déjà dans les altitudes. Une sale manie chez lui. Du genre à laquelle on se fait facilement. Si vous avez lu l’exergue de cette chronique, et que vous n’avez jamais lu Hugues Pagan (vous me direz dix Notre Père et cinq Je vous salue Marie) vous avez compris à qui vous avez à faire. Une pointure, un grand styliste du Noir. Je n’ai pas choisi cet extrait par hasard comme certains peuvent nommer un incompétent, ministre. J’ai choisi ce passage parce que ce qu’il raconte, fait ressentir, c’est exactement ce qu’on vit lorsqu’on ouvre un roman de Hugues Pagan. On se laisse porter par l’écriture, gracieuse, travaillée mais sans fioritures, il y a des odeurs qui flattent notre indolence, on est comme un passager en train, installé dans le douillet écho des roues d’acier qui scandent sur le rail infini.
L’auteur est un intime de l’inspecteur principal Claude Schneider. Et il n’en finit pas de le sonder et de nous en apprendre sur lui. Schneider est le profil perdu archétypal du flic de littérature policière. Sombre, peu disert, suspecté de déprime de longue durée, il ne rechigne pas à lever le coude. Solitaire. Du vu et revu. Et c’est pour cela que Pagan est grand, parce qu’il renouvèle une caricature, lui insuffle par l’écriture tout ce qu’il manque aux autres, aux mornes et pauvres semblables clones de Schneider qui ont tout dit une fois que leurs créateurs ont écrit qu’ils étaient divorcés et alcooliques.

Schneider est d’une profondeur abyssale, d’une complexité digne d’un casse-tête chinois, empreint de mystère et prisonnier d’un passé traumatisant, n’en finissant pas de regretter des visages perdus, ayant toujours et de plus en plus, un gros problème avec la mort. Parce que la mort ne vous laisse jamais finir vos phrases. Et que les survivants passent le reste de leur existence à finir cette phrase. Je ne dirais rien sur l’histoire. Nul besoin. Faites-moi confiance comme je fais à chaque fois confiance à Pagan. On dit de lui qu’il écrit des romans « atmosphériques », je crois bien que je l’ai moi-même écrit. C’est vrai, absolument. Et un gars qui peut tenir sur l’atmosphère durant 444 pages, tout le monde devrait s’en méfier car il possède un immense pouvoir. Mais comme un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, l’auteur nous en sert largement pour notre argent. Tel Simenon qui nous photographiait son époque et sa société dans les pas de son commissaire bonhomme, Hugues Pagan nous offre un album haut en déclinés de gris de la fin de l’ère pompidolienne. Les étouffantes sociétés de province, sa bourgeoisie encore puritaine et étriquée et corrompue, la même croquée par Jean-Patrick Manchette dans son roman Fatale, les limites obscures en périphérie desquelles sévit le vice et où la vertu se fait attendre. Il débusque le racisme ordinaire, le sexisme de rigueur dans cette police où les seules femmes que l’on y croise sont soit des putes en garde à vue soit celles qui font le ménage dans les bureaux. Ou les victimes. Parce que ce visage de chaton ébouriffé, Schneider ne l’oubliera jamais.
Au travers de « fait divers » glauque à souhait, l’auteur lève le voile sur le copinage de la presse et de la police, dissèque sans aménité les dérives d’une certaine police bas du front, les « kébours », et de, comme il l’écrit dans ce roman « du pouvoir de nuisance des syndicats ». La peinture de l’activité d’un commissariat de province, fusse-t-il un Bunker, est admirablement restaurée et rappelle pour l’occasion, grâce au dernier gros quart du roman, que le monde des limiers encartés ne se borne pas aux grandes affaires et qu’il faut bien des enquêteurs pour s’occuper du tout-venant. On est loin des résolutions glorieuses, c’est assumé par l’auteur et c’est beau comme un ciel nocturne gavé d’étoiles.
1973 c’est l’année de la sortie de L’exorciste, et on se dit que Schneider n’a pas fini de croiser le diable, celui se niche dans les détails.
Et comme l’auteur possède son caractère et son franc-parler, il nous susurre quelque vérité, comme par exemple, à qui, en réalité et le plus souvent, s’adresse notre sainte justice, avec une impitoyable dureté pour les faibles qui n’a d’équivalent que son obséquieuse et révoltante démission face aux puissants :
« Les geôles, au matin, sentent la pisse, la sueur et la crasse. Elles puent les pieds, la poussière et le balatum. Schneider n’était pas loin de penser qu’il s’agissait là de l’odeur de la misère. »
PS : à l’heure où vous lirez ces lignes, le roman sera sorti en poche, vous n’aurez donc plus aucune excuse.
Seb.

La rédac de Nicolas
Tu connaissais Hugues Pagan, j’imagine. Pas moi. Pas vraiment. Ça veut dire que je n’ai lu qu’un ou deux de ses douze précédents romans. Je sais, c’est pas bien.
Le Monsieur est resté vingt-cinq ans dans la police, il a fabriqué des romans noirs et notamment Dernière station avant l’autoroute, qui a reçu le prix Mystère de la critique, et que je vais me procurer dans les semaines qui viennent.
Derrière le roman, il y a écrit :
« Novembre 1973. L’inspecteur principal Claude Schneider revient dans la ville de sa jeunesse après un passage par l’armée et la guerre d’Algérie dont il ne s’est pas remis. Il aurait pu rester à Paris et y faire carrière, mais il a préféré revenir « chez lui ». Nommé patron du Groupe criminel, il ne tarde pas à être confronté à une douloureuse affaire : Betty, la fille d’un modeste cheminot, n’est pas rentrée alors que la nuit est tombée depuis longtemps. Son père est convaincu qu’elle est morte. Schneider est flic, et pourtant, il n’arrive toujours pas à accepter la mort. Surtout celle d’une adolescente de quinze ans au petit visage de chaton ébouriffé. Faire la lumière sur cette affaire ne l’empêchera pas de demeurer au pays des ombres… »
Voilà.
Le titre du roman, c’est le nom de l’endroit dans les cimetières où on dépose délicatement ceux qui sont morts sans personne autour d’eux pour les enterrer. Un carré, donc, qu’on réserve aux pauvres, à ceux qui ont à peu près que dalle, et c’est pas un jeu de mot. Je t’ai mis la photo juste au-dessus…
Dans ce livre, il y a Claude Schneider. C’est un flic, et on est en 1973. 1973, c’est la fin de ce qu’on a appelé « les années Pom, Pompidou », qui étaient, on s’en souvient, celles où le Parti Socialiste a dû frôler les 5% des voix aux élections, et comme aurait dit mon grand-père, c’est pas tout à fait près de changer, mais on s’en fout, tant qu’on a des patates à râper…
Je parle pas politique, Ghislaine, j’explique l’histoire.
En fait, en 1973, on est plutôt à la fin de ces années. Pompidou lâche l’affaire et la vie en 1974.
En général, la première chose qui m’accroche dans un roman, c’est l’écriture. Ça a l’air un peu ballot de dire ça, mais c’est comme ça que ça se passe pour moi. L’histoire ne commence à intervenir qu’après quelques pages. C’est pour ça que de temps en temps, je termine un roman sans y avoir trouvé dedans la phrase qui m’a accroché. Je dis de temps en temps, mais c’est malheureusement souvent.
Je t’explique, avec un exemple.
« Dieu se tient au côté des riches et des puissants, parce qu’il sait que ce sont eux qui l’ont mis là où il se trouve et qu’ils n’hésiteraient pas à le virer comme un malpropre au moindre pet de travers… »
Tu piges ?
Une écriture qui m’a accroché immédiatement, dès les premières lignes du premier chapitre. Quand tu me connais, c’était pas gagné, parce que Jean-Patrick Manchette, j’ai ses chroniques en livre de chevet.
Ça a l’air facile d’écrire comme ça.
Ça a l’air facile parce que la langue est simple. Pas de mots pour lesquels tu vas devoir sortir le Jean-Jacques, ou le Robert. Facile de décrire comment une équipe de flics bosse en 1973, comment ces types ont aussi une vie personnelle qui les empêche parfois d’aller plus loin dans les enquêtes. Mais c’est le contraire de facile. Le contraire de simple. Ou alors c’est seulement réservé à quelques grands écrivains dont le Monsieur fait partie.
J’ai bizarrement pensé à Camus et à son « étranger ». Bizarrement parce que Camus est au Panthéon de mes auteurs, un peu comme Villon, genre on touche pas parce qu’au-dessus c’est le soleil et que les ailes vont cramer si on s’approche trop. Je sais que je suis sans doute un peu têtu mais c’est comme ça.
Bizarrement aussi parce que l’étranger pour moi n’a pas de visage. Juste une silhouette qui marche dans le soleil. Alors sans doute que Schneider n’a rien à voir avec mon étranger, mais j’ai eu l’impression que lui aussi marchait face au soleil.
Le fait aussi que pour lui les hommes emploient trop de mots pour exprimer leurs pensées et que ces pensées ne sont reliées entre elles que par un fil ténu qui va de la photo de Betty, une jeune fille morte, que Schneider affiche sur son tableau, comme pour ne pas oublier son visage de chaton, à son père qui veut simplement que l’assassin soit puni. Des hommes et des femmes simples, un peu comme ceux d’aujourd’hui, ceux qu’on met de côté en oubliant de les regarder. Ceux que certains parmi ceux qui nous dirigent (je dis ça avec un sourire désabusé) voient, parfois, juste avant de détourner la tête ou de décider que les pauvres sont inutiles. Que les invisibles n’ont qu’à le rester parce qu’ils ne servent qu’à faire des révolutions quand ils veulent de la brioche.
Une dernière chose.
Schneider a été décoré de la Légion d’honneur, pour fait de guerre. Il refuse de la porter. Ça te rappelle quelqu’un ?
Tu vas trouver dans ce roman tout ce que tu attends d’un grand roman policier, alors profite, et je suis pas souvent dythirambeur sur ces romans-là.
C’est tout ce que j’ai à en dire, et c’est déjà pas mal.
Nicolas.
Le Carré des indigents, Hugues Pagan, Rivages / Noir, 512 p., 11€.