« Je me rappelle l’époque où New York était une colonie sur une île boueuse qui ne méritait même pas un jet de dés dans la Basse Loge, encore moins une porte de la Maison des Jeux. Pourtant, la voici : deux battants d’argent dans une rue où ils n’ont pas leur place. Des têtes de lions, les crocs découverts, menacent quiconque ose frapper. Au-dessus : de la brique rouge ; sur le côté : un escalier de secours posé de guingois, comme si la maison s’était insérée dans l’architecture de ce lieu, poussant un peu à gauche, un peu à droite les bâtiments d’origine, à la grande confusion du mortier alentour. Ce qui est bien sûr le cas. »

Initialement publiés entre 2022 et 2023 dans l’excellente collection « Une Heure-lumière », les trois titres qui composent cette Maison des Jeux ont très rapidement imposé Claire North (Catherine Webb de son vrai nom) comme une autrice avec laquelle il allait falloir compter. Cette splendide édition tombe à point pour les retardataires ou pour celles et ceux qui seraient à court d’idées-cadeaux de fin d’année (cette chronique a été écrite au mois de décembre). Le Serpent, donc, Le Voleur et Le Maître, trois courts romans qui, mis bout à bout, composent une œuvre aussi flamboyante qu’originale, imaginée par une jeune femme (elle est née en 1986) autiste pour qui la découverte des échecs a été une révélation fondamentale, de celles qui changent le cours d’une vie ou, du moins, la façon d’appréhender le monde qui nous entoure, ainsi qu’elle l’explique dans sa préface.
La Maison des Jeux, ce lieu étrange et fascinant dans lequel tout commence et s’achève, qui traverse les époques et les lieux sans jamais changer. À sa tête la Maîtresse des Jeux. En son sein, des affrontements entre joueurs qui peuvent s’étaler sur des décennies et couvrir plusieurs continents. Plus les paris sont élevés, plus dangereuses sont les règles. C’est l’expérience qu’en feront Thene dans la Venise du XVIIᵉ siècle, Remy Burke à travers la Thaïlande des années 30 et le dénommé Argent qui devra courir le monde dans une incroyable partie contre la Maîtresse elle-même.

Dans l’univers de Claire North, celles et ceux qui pénètrent dans la Maison des Jeux afin d’y livrer une partie courent le risque de devenir des pièces au lieu d’être joueurs. Toute défaite entraîne des concessions ou des accords dont certains ne seront honorés que dans des dizaines ou centaine d’années, lorsque le gagnant, en délicatesse dans une nouvelle partie, décidera de faire appel à son créditeur. Chaque joueur sait que des volontés supérieures à la sienne imposent les règles de chaque partie. Qu’il s’agisse d’échecs ou de cache-cache, les répercussions du jeu sur le monde peuvent parfois sembler démesurées et il convient donc de ne pas perdre de vue ce qui joue vraiment.
« Il y a des idées derrière ces événements, des concepts parfois aussi stupides que nation, race ou religion, parfois aussi puissants que liberté, fraternité, justice. Nous enchaînons des philosophes et des rois à notre cause, nous sacrifions de bonnes et de mauvaises personnes pour obtenir la victoire, même si cette victoire est celle d’un tyran. Tout ce qui compte, c’est de gagner; le reste n’est rien. Tel est le jeu, et vous savez ce que je crois ? Je crois que la Maison des Jeux choisit les jeux auxquels nous jouons, elle choisit la forme de l’histoire humaine, choisit les idées qui vont fleurir, celles qui vont disparaître, et je crois qu’en jouant, nous la servons, nous créons un résultat qui n’est pas le choix de l’humanité. »
Ces dernières lignes marquent la façon dont Claire North a donné à sa trilogie une dimension épique. Pas de dieux ni de déesses ici mais une Maîtresse des Jeux, des joueuses et des joueurs plus ou moins directement à son service et des conséquences incalculables sur le cours du monde et la vie du commun des mortels. Bien sûr, La Maison des Jeux livre une réflexion fine et profonde sur le pouvoir et le hasard, sur la manière dont un événement en provoque un autre, sur la volonté des hommes et la causalité en oeuvre dans leurs actions. Mais Claire North évite avec brio le piège de l’intellect à tout crin et insuffle à chacun des volumes de cette trilogie ce qu’il faut de rythme, de courses poursuites, d’actions et de rebondissements pour en rendre la lecture captivante. Le lecteur aura ainsi la satisfaction de lire d’excellents récits d’aventures sans avoir pour autant l’impression d’être pris pour un imbécile.
Pour ces raisons, on sera reconnaissant à Claire North de nous offrir cette trilogie qui marque ma fin d’année et vient s’ajouter in extremis à la liste des bouquins importants qui auront jalonné mon année 2024. Elle a depuis publié un nouveau roman dans la même collection, intitulé Sweet Harmony, « une satire futuriste dénonçant les dérives de la modernité » selon les mots de son éditeur. Tout un programme auquel je suis bien tenté d’adhérer.
« J’ai vu le monde changer, murmure-t-elle en passant le fil dans l’aiguille, l’aiguille dans le tissu. Le jeu, lui, ne change pas. Étant joueuse, je m’intéresse au jeu, pas au monde (…) ».
Traduit de l’anglais par Michel Pagel.
Yann.
La Maison des Jeux, Claire North, Le Bélial, 404 p. , 27€90.