L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
La Forme et la couleur des sons, Ben Shattuck (Albin Michel / Terres d’Amérique) — Yann
La Forme et la couleur des sons, Ben Shattuck (Albin Michel / Terres d’Amérique) — Yann

La Forme et la couleur des sons, Ben Shattuck (Albin Michel / Terres d’Amérique) — Yann

On a déjà parlé ici du talent d’éditeur de Francis Geffard qui, année après année, continue à nous dénicher des perles rares, faisant ainsi de ses Terres d’Amérique une collection de référence sur le long terme, collection dont une des spécificités est de s’enrichir régulièrement de recueils de nouvelles souvent de haute volée. Nettement plus prisée outre Atlantique que dans nos contrées, la nouvelle est un art difficile auquel s’attellent nombre de jeunes auteurs, généralement avant de se frotter au roman. Plus qu’un galop d’essai, ces textes doivent concentrer en quelques pages l’essence même de la littérature et l’exercice se montre périlleux, mais ô combien excitant.

Ainsi, après les recueils de Dan Chaon, Craig Davidson, Karen Russell ou Callan Wink (liste bien loin d’être exhaustive) nous parvient celui de Ben Shattuck dont la nouvelle titre bénéficie d’ores et déjà d’une adaptation cinématographique par Oliver Hermanus, film qui devrait être présenté au festival de Cannes en mai et sortir sur nos écrans à l’automne prochain. Douze textes sont proposés ici, douze variations autour du temps qui passe, de la nostalgie et des amours possibles. Douze nouvelles, surtout, qui semblent se répondre, se suivre parfois, se faire écho, fruit d’une construction savamment étudiée qui donne à l’ensemble une cohérence et une solidité que l’on trouve généralement plus facilement dans le roman. Ainsi, Les débuts, nouvelle qui clôture le recueil, vient résonner en écho à La forme et la couleur des sons, qui l’ouvre, et semble ainsi fermer une boucle parfaite où Ben Shattuck nous aura promenés au gré de son imagination créative et sensible.

Véritable lien entre chacune de ces nouvelles, les décors de la Nouvelle-Angleterre, région du Nord-Est des États-Unis, ne se contentent pas de servir de toile de fond tant ils paraissent imprégner les esprits de celles et ceux qui y vivent. Ici, la nature n’est pas seulement omniprésente, elle modèle les sentiments et les destinées de ses habitants. Ben Shattuck étant également féru de l’histoire et des traditions de cette région, il parvient avec une sorte de grâce étonnante à rendre vivants chacun de ses protagonistes, que leur histoire se déroule au XVIIIᵉ siècle ou de nos jours. On fera ainsi dans la nouvelle-titre la connaissance de Lionel et David qui, durant l’espace de l’été 1919, vont parcourir les routes et chemins du Maine afin d’y collecter des chants traditionnels tout en vivant ce qui, dans l’esprit de Lionel, restera sa plus intense histoire d’amour. Edwin Chase de Nantucket se déroule 120 ans plus tard, mais il y est aussi question d’un amour perdu et des regrets contre lesquels le temps semble n’avoir que peu d’effet. La Barrette en argent ne quitte pas l’île de Nantucket mais résonne entre 1659 et 2008. Au fil des textes, Ben Shattuck voyage à son gré dans le temps et l’espace, respectant des limites qu’il s’est lui-même fixées et au sein desquelles ses personnages éprouvent des sentiments parfois douloureux, souvent liés à l’histoire intime et familiale de chacun(e). Le journal de Thomas Thurber vient répondre à August dans la forêt comme le font Radiolab : « Singularités » et Le grand pingouin, dans des registres différents, mais avec une même intensité et une identique attention chaleureuse envers celles et ceux qui sont mis en scène ici. Dernier diptyque, Les enfants du Nouvel Éden est suivi d’Introduction à Les Dietzen : en quête d’éternité dans la nature sauvage d’Amérique du Nord.

Ben Shattuck joue avec le temps, mais aussi avec la forme, et certaines nouvelles prennent ainsi l’apparence d’un journal ou d’un article scientifique quand d’autres restent plus classiques. L’ensemble est construit avec finesse et originalité, l’auteur s’y montre sensible, d’humeur souvent nostalgique, mais néanmoins capable d’humour. Il y est en tout cas intimement inspiré par cette Nouvelle-Angleterre qui le fascine et où il vit encore. La Forme et la couleur des sons constitue donc un recueil profondément original et touchant, une expérience emplie de douceur et d’une nostalgie à laquelle il sera difficile d’échapper, à moins d’avoir la sensibilité d’un parpaing.

Nouvelles traduites de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié.

Yann.

La Forme et la couleur des sons, Ben Shattuck, Albin Michel / Terres d’Amérique, 384 p. , 24€90.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur Aire(s) Libre(s)

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture