« Je n’arrête pas de m’interroger : comment surmonter tout ça ? Cette… monstruosité mutuelle ? Nous sommes des monstres pour les pieuvres : nous les chassons, nous les détruisons, nous tuons leurs proches et nous déversons des déchets dans leur monde. Et elles sont des monstres pour nous : à cause leurs motivations inexplicables, de leur esprit qui nous est totalement étranger. »

Même si ce n’est pas forcément l’aspect qui nous intéresse le plus quand il s’agit de chroniquer un livre, il faut bien reconnaître que, parfois, la simple lecture du CV de l’auteur en dit plus long que bien des mots et permet de donner une autre dimension à la lecture que l’on vient de faire. C’est particulièrement vrai dans le cas de Ray Nayler que l’on découvre avec ce premier roman précédé d’un recueil de nouvelles (Protectorats – Le Bélial 2023) déjà auréolé du Grand Prix de l’Imaginaire. Bien que plus jeune que notre chroniqueur désemparé, Nayler semble en effet avoir vécu plusieurs vies depuis sa naissance en 1976. On vous fera grâce du détail, mais sachez en gros qu’il a œuvré à travers le monde, que ce soit en tant que militaire, humanitaire, diplomate ou chercheur. Ajoutons pour finir qu’il parle le russe, le turkmène, l’albanais, l’azéri, le turc et le vietnamien et vous comprendrez que l’on n’a pas affaire au premier rigolo venu. Quand on sait tout ça, on est finalement moins surpris d’avoir été autant emballé par la lecture de cette Montagne dans la mer qui, malgré ce que pourraient laisser imaginer le titre et la couverture (superbe au demeurant), n’a absolument rien d’une resucée de l’œuvre de Lovecraft et s’en situerait même aux antipodes. De quoi s’agit-il donc plus précisément ?
« Un mystère gît dans les hauts-fonds de l’archipel de Côn Dao … Pour les Vietnamiens des environs, ce sont des monstres assassins. Pour DIANIMA, multinationale spécialisée en bio-ingénierie et en intelligence artificielle, il s’agit d’une opportunité sans égale. Pour ceux qui ont la charge de percer ce mystère, c’est une révélation. Mais trois choses ne font aucun doute. L’esprit de ces créatures n’a rien à voir avec le nôtre. Leur corps est doué d’une totale capacité de camouflage et d’imitation. Et ils exigent que nous partions … » (Quatrième de couverture).
Récipiendaire du prestigieux Prix Locus 2023 dans la catégorie Premier roman, le moins qu’on puisse dire de La Montagne dans la mer est qu’on tient là à n’en pas douter un roman comme on en lit peu dans une année. Si Ray Nayler s’est montré ambitieux avec ce projet, il a surtout su faire preuve d’un talent et d’une maîtrise à la hauteur de ses aspirations. Car La Montagne dans la mer est un roman dense, au sein duquel nombre de sujets sont abordés, dont chacun suffirait à alimenter un ou plusieurs livres. Sa lecture reste pourtant étonnamment fluide et on n’a rien trouvé de lourd ni d’indigeste dans les plus de 400 pages de ce récit particulièrement inspiré. Nourri en profondeur par les expériences professionnelles et culturelles de son auteur, le récit mêle avec talent fiction pure et recherche scientifique avec ce qu’il faut d’aventure, de tension et de dépaysement pour embarquer le lecteur dans une épopée moderne, peut-être une des dernières aventures de notre monde dit civilisé.

Si le postulat de départ n’a rien de follement original (la découverte de créatures intelligentes et menaçantes au fond d’un océan), Ray Nayler inverse complètement la vapeur et propose un scénario dans lequel le danger vient plutôt des bipèdes que nous sommes et de notre fâcheuse propension à tout saloper autour de nous. En imaginant des céphalopodes intelligents et capables de communiquer, non seulement entre eux, mais avec d’autres espèces (la nôtre en l’occurrence), Nayler se base sur de réelles découvertes scientifiques faites au cours des dernières décennies et n’extrapole finalement pas tant que ça. De plus, l’image de pieuvres géantes tapies au fond des océans habite nos inconscients collectifs depuis l’aube des temps ou presque et le roman entend bien bousculer notre façon d’appréhender cette réalité. Bien au-delà d’une banale confrontation entre deux espèces, Ray Nayler développe une vraie réflexion sur ce qui fait de nous des humains et les manières dont nous sommes capables d’interagir avec d’autres créatures. Il s’en explique par ailleurs en fin d’ouvrage, dans un court, mais passionnant entretien qui apporte un éclairage précieux au roman. « Je pense que La Montagne dans la mer est, entre autres, profondément post-humaniste. Je m’intéresse à ce que signifie être un humain, et cette question est posée de différentes manières dans le livre, mais je suis bien plus intéressé par ce que signifie être une personne — c’est-à-dire ce que signifie être un individu, un agent conscient, un esprit conscient et communiquant activement, que cette personne soit ou non une personne humaine. »
Habité par quelques figures marquantes (on n’est pas près d’oublier Evrim ou Altantsegtseg, parfaits représentants de ce post-humanisme dont parle Nayler), le roman parvient à tenir un équilibre délicat entre ses aspects scientifiques, ses interrogations métaphysiques et le rythme et la tension inhérents à toute fiction. Original et puissant, véritable plaidoyer pour la tolérance et la coexistence pacifique, ce premier roman fait forte impression et l’on ne peut qu’espérer que la suite soit du même acabit, ce qui nous réserverait de belles et riches heures de lecture. D’ici là, il ne nous reste qu’à nous plonger dans les nouvelles de Protectorats afin de continuer à découvrir la richesse des mondes de Ray Nayler.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Henry-Luc Planchat.
Yann.
La Montagne dans la mer, Ray Nayler, Le Bélial, 429 p. , 24€90.