L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Théorie de la disparition, Séverine Chevalier (La Manufacture de Livres) – Yann & Nicolas
Théorie de la disparition, Séverine Chevalier (La Manufacture de Livres) – Yann & Nicolas

Théorie de la disparition, Séverine Chevalier (La Manufacture de Livres) – Yann & Nicolas

« Il disait nous sommes des petites gens, et il n’y avait rien là de méprisant, c’était comme un constat; il y a les petites gens et les autres, et il importe même si ça ne nous convient pas de savoir où on se situe, pour ne pas creuser les malheurs en croyant démesurément à d’extraordinaires vies possibles, à des vies meilleures. J’ai aimé le ton de l’auteur qui a employé ces trois petits mots, la façon dont il les les a insérés dans l’idée plus globale que tout le monde présente une splendeur, une dignité, que tout le monde vaut, petites ou grands gens, et que précisément c’était le rôle de la littérature, avec humilité, que d’en rendre compte. »

S’il est, dans cette Théorie de la disparition, un moment où Séverine Chevalier s’exprime à travers les paroles ou les pensées de Mylène, son personnage central, c’est bien dans ces quelques lignes. On connaît depuis ses débuts cette propension à se pencher sur les discrets, les invisibles, cette incroyable capacité à se mettre dans leur peau et à leur donner une voix. Recluses (2011), Clouer l’ouest (2015), Les Mauvaises (2018), Jeannette et le crocodile (2022) – à propos duquel elle nous avait accordé un entretien précieux – Chronique judiciaire (2023) et, donc, Théorie de la disparition qui ouvre cette année 2025; autant de livres reliés par ce souci constant de mettre un tant soit peu en lumière ces personnes aux vies discrètes et banales, ce désir de montrer à quel point elles aussi peuvent malgré tout vivre et ressentir avec une intensité qui, parfois, échappe à bon nombre d' »autres », trop préoccupés par leur propre vie et l’image qu’ils s’acharnent à en donner.

Chaque roman, chaque texte de Séverine Chevalier touche, émeut, bouleverse, secoue, il faudrait n’avoir pas de coeur pour ne pas ressentir tout ce qu’elle y met d’amour, de sensibilité (et surtout pas de sensiblerie) et d’humanisme. Aussi noirs puissent – ils paraître, ses romans laissent toujours passer un rayon de lumière, à travers un regard ou une rencontre, une attention ou une conversation, nous permettant de continuer à croire que des brins d’humanité subsistent encore dans notre triste monde actuel.

Si l’enfance tenait un rôle central dans Les Mauvaises et Jeannette et le crocodile, Cette théorie de la disparition semble s’appliquer essentiellement à un monde peuplé d’adultes même certaines réminiscences refont parfois surface. Mylène, figure centrale du roman, est mariée à Mallaury depuis un certain nombre d’années, suffisamment pour qu’ait fini par s’installer une forme de routine au sein de laquelle est progressivement passée du statut d’épouse à celui d’intendante, comme elle le dit elle-même. Car Mallaury est écrivain, plutôt reconnu, il a même obtenu des prix pour certains de ses livres. Mylène l’accompagne donc dans ses tournées promotionnelles comme dans ses ateliers d’écriture. Aussi discrète qu’efficace et attentive, elle permet à son mari de jouer ainsi pleinement son rôle d’écrivain, qu’il ne prend pas vraiment à la légère. Mylène assiste aux repas que Mallaury partage avec d’autres représentants du monde du livre, qu’il s’agisse d’auteurs ou d’éditeurs mais elle est sait rester à sa place, si bien qu’elle devient comme une présence à la marge, une personne que l’on aperçoit du coin de l’oeil sans que le cerveau n’y prête la moindre importance. Profitant d’un atelier d’écriture à proximité d’une centrale nucléaire, Mylène commence à écrire et à raconter sa vie. Elle explique aussi comment une rencontre, un soir, lors d’un repas après un festival littéraire (qui donne lieu à quelques piques bienvenues), l’a bousculée, a réveillé quelque chose en elle et lui a donné la force d’écrire à son tour.

Théorie de la disparition n’est rien d’autre que l’histoire d’une femme qui choisit de disparaître pour s’affirmer. Mais les raisons pour lesquelles elle décide de faire ce choix paradoxal n’appartiennent qu’à elle et trouvent leurs sources dans le récit familial de Mylène autant que dans sa vie aux côtés de Mallaury. Il est donc question ici d’une émancipation douce, d’une mise à l’écart sans tapage ni revendications puisqu’elle-même serait bien en peine, sur le moment, d’expliquer d’où vient ce choix de disparaître. Une fois de plus, Séverine Chevalier évite tout sensationnalisme, le spectaculaire et le grand guignol ne sont pas de son monde, même le lieu où Mylène décide de disparaître est dépourvu de tout exotisme puisqu’elle se contente d’installer ses affaires au sous-sol de la résidence d’écriture où elle était avec Mallaury. Le constat est là, livre après livre, il n’y a rien à jeter dans les romans de Séverine Chevalier et elle enfonce le clou avec cette Théorie de la disparition qui, si elle risque de de déboussoler quelques lecteurs par son style et ses choix narratifs, constitue à nos yeux une nouvelle réussite incontestable, solide et poignante, un roman dont on sait d’ores et déjà qu’il devrait marquer notre année.

« Ce qui compte, parfois, oui, ce n’est plus de nettoyer, mais de saloper; on souille, on encrasse, on poisse, on ne vise plus le retour à l’immaculé, au similineuf, au parfait figé succédant au parfait figé, on veut l’accident, la déviation dans le cours des choses. »

Yann.

 

La rédac de Nicolas…

Si tu suis régulièrement mes avis, (j’ai toujours du mal à dire chroniques, puisque mes petites rédactions ne sont que le reflets de ce qui reste de mes lectures et que ce n’est pas mon métier au contraire de Pierre-Emmanuel Barré que j’adore par ailleurs), tu sais en quelle estime je tiens Séverine Chevalier.

Depuis que j’ai croisé son écriture à travers Recluses et que Zia est restée tout au fond de mon petit cœur de lecteur, pas une fois elle ne m’a déçu. Recluses sorti chez Écorce de Cyril Herry, que tu peux trouver sur La table ronde depuis 2018…

N’hésite pas si tu croises ce roman au détour d’un rayon de ta petite librairie indépendante (je suis sûr que tu n’achètes pas tes livres chez Cultura, j’ai bon ?), attrape-le, et fonce à la caisse de ta petite librairie indépendante, pour donner tes sous au libraire indépendant. Fais-moi confiance.

Un point important. Systématiquement, quand on l’interroge sur son talent d’écrivaine, elle répond qu’elle n’a justement pas ce talent. Qu’elle est surprise de l’engouement que ses pages d’écriture suscitent. Et pourtant.

Après Recluses, donc, Clouer l’ouest. Une gifle monumentale. Rien à en dire de plus, sinon « Va le chercher dans ta petite librairie indépendante, etc ». Il est paru à La manufacture de livres.

Elle a continué avec Les mauvaises, et Lipo, qui ne comprend pas le vocabulaire guerrier du toubib après une fille morte. Une phrase qui me reste en mémoire comme une substantifique moelle, parce qu’elle écrit à l’os. Je te l’avais pas dit ?
 Puis Jeannette, et son crocodile. Eux aussi parus à la Manufacture de livres.

Donc, aujourd’hui, dans cette petite rédaction, il est question de Théorie de la disparition.

Comme si tous les romans de Séverine Chevalier que j’ai lus auparavant m’avaient amené à cette disparition. Comment te dire ce que j’ai ressenti, sans (au contraire de quelques chroniques que tu découvriras au fil des semaines à venir) déflorer ces pages que  tu vas savourer.

Ses mots, peut-être…

Et nous pourrions ne rien envisager d’autre qu’aller errer au hasard  des rues, ou nous blottir dans quelque café clandestin, lointain, à  inventorier et accroître nos mondes.

Ou encore

J’ai remarqué autre chose : les gens qui existent beaucoup s’accolent  souvent aux gens qui existent peu. Certains existent tellement qu’ils  phagocytent ce peu qui reste, ils l’emplissent de leur trop.

Que te dire de plus… Mylène s’efface derrière Mallaury. Elle s’efface, comme le E du roman de Perec, quand elle fait face à l’écran vide de son ordinateur et à ce rectangle blanc qui clignote, comme s’il attendait qu’elle se décide à dire.

Elle disparaît dans l’ombre de ce mari trop présent, trop dur, trop grand, trop lourd, trop égocentré, et pourtant si petit…

Comme le dit Pierre Lapointe dans sa chanson Tel un seul homme, « Et on pleure, oui, on pleure la destinée de l’homme, Sachant combien, même géants, tout petits nous sommes. »

Un roman sur l’écrit. Pas sur l’écriture. Un roman sur le dit, les mots qui nous donnent à voir la vie au quotidien.

Écrire en donnant l’impression que chacun des mots posé a été poli comme un galet de rivière…

C’est tout ce que j’ai à dire sur ce roman.

 Nicolas.

Théorie de la disparition, Séverine Chevalier, La Manufacture de Livres, 166 p., 14€90.

 

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