
A quel moment le choix de l’anglais et de la traduction s’est-il imposé ?
La lecture et les livres, dès mon plus jeune âge, la littérature ensuite, ont toujours été ma passion. Si bien que j’ai d’abord envisagé d’être libraire. Projet assez rapidement abandonné pour moult raisons pratiques assez faciles à deviner. J’aimais aussi beaucoup les langues étrangères. Choisir d’être traductrice, c’était une autre façon de vivre avec, et même dans les livre, de faire à l’instar des libraires un exaltant travail de passeur. J’avais l’anglais et l’espagnol au fond de ma besace. Mais l’anglais n’était-il pas un domaine trop fréquenté ? La concurrence ne risquait-elle pas d’être trop rude, malgré la place prépondérante de la littérature anglophone dans les collections étrangères des maisons d’édition françaises ? Pour ce qui était de l’espagnol, tous les grands auteurs espagnols et sud-américains que j’admirais alors étaient déjà entre les mains de traducteurs et traductrices de renom… Alors j’ai pensé au japonais. Mais après une année aux Langues-O, j’ai pris conscience que si j’aimais le Japon ancien, la société japonaise contemporaine m’effrayait. La culture anglo-saxonne, en revanche, m’attirait toujours autant. Je suis donc revenue à mes premières amours.
Dans un entretien donné en 2009 vous disiez qu’après avoir traduit à quatre mains Suttree de Cormac MacCarthy, vous aviez pendant un bon moment réfléchi à votre propre mort ? Combien de temps vous faut-il pour quitter un livre, les personnages et l’univers que vous venez de traduire ?
La plupart du temps, quand il faut enchaîner assez rapidement les traductions, un roman chasse l’autre. Mais les personnages avec lesquels j’ai la sensation d’avoir tissé des liens forts – parce qu’ils étaient complexes et qu’il m’avait fallu pour trouver leur voix être plus que jamais à leur écoute, ou même les « apprivoiser »-, ne disparaissent jamais tout à fait. Ce sont des parents lointains, des amis perdus de vue qui ressurgissent parfois de façon inopinée. Ces personnages, ceux que j’ai particulièrement aimés et en compagnie desquels j’ai passé des mois, forment en quelque sorte ma famille de papier.
Lorsque vous travaillez sur un texte de langue anglaise/américaine, vers qui se tourne votre pensée, l’autrice l’auteur ou la lectrice le lecteur ?
Pendant le temps de la traduction, vers l’auteur ou l’autrice du texte. Pendant le temps de la relecture, essentiellement vers le lecteur ou la lectrice, à qui le texte est destiné.
Y a-t-il parmi les romans que vous avez traduits, des textes que vous auriez du mal à défendre ?
Oui, les trois ou quatre premiers, très loin d’être des chefs-d’œuvre et relégués aux confins des rayonnages oú s’alignent, je dirais même plus s’entassent, mes traductions. Mais, au fond, je ne regrette pas d’avoir pu me faire la main sur des textes dont personne n’a jamais parlé !
Lorsque vous lisez un livre que vous devez traduire, vous percevez forcément un rythme, une petite musique, une voix. Est-ce que conserver cela dans la version française est une priorité ou faut-il parfois trouver une autre forme ?
Oui, pour moi c’est une priorité. Autant que faire se peut,. C’est, à mon sens, ce qui fait tout l’intérêt d’une œuvre littéraire. Une histoire bien ficelée mais sans écriture, sans style, a déjà beaucoup de mal à m’intéresser en tant que lectrice, alors si je dois passer des mois à la traduire, n’en parlons pas ! Cela dit, le passage d’une langue à une autre n’est-il pas, toujours, et par sa nature même, un changement de forme, une re-création ?
Je n’ai pas le souvenir d’avoir été confrontée à une écriture qui aurait exigé de moi que je transforme tout de fond en comble. J’ai plutôt travaillé « sous contrainte ».
Pour des albums jeunesse, où la relation entre texte et illustration compte énormément, les jeux de mots sont parfois un vrai casse-tête, le rythme et la musicalité ne peuvent être ignorés parce que ces histoires sont le plus souvent lues à haute voix aux enfants.
Quant à l’exercice de style imposé par Mots de tête, de Robert Olen Butler (Rivages 2005), titre original Severance, il m’a aussi beaucoup amusée. S’inspirant de deux citations (« Après une étude approfondie, et mûre réflexion, il est de mon opinion que la tête demeure consciente pendant une minute et demie suite à la décapitation » Dr Dassy D’Estaing, 1883, et « Dans un état de vive émotion, nous parlons à la vitesse de cent soixante mots par minute », Dr Emily Reasoner, A Sourcebook of Speech, 1975), dans soixante-deux textes de deux cent quarante mots chacun, Robert Olen Butler avait intercepté les ultimes sursauts de l’activité cérébrale d’individus ayant vécu entre – 40 000 avant notre ère et 2008. L’anglais étant beaucoup plus concis que le français, ce fut une sacrée gymnastique d’arriver en français au même nombre de mots sans rien laisser de côté !
Dans La Vallée de l’éternel retour , de Ursula Le Guin (Always Coming Home Actes Sud 1994, Mnémos 2012), où l’autrice invente une archéologie du futur, je me souviens d’avoir également rencontré d’intéressants défis d’écriture.
Est-ce que vous abordez différemment la traduction d’un roman et de nouvelles ?
À priori, non. Sinon que je trouve très confortable la vue panoramique plus dégagée qu’offre la nouvelle, ce qui me pousse et m’autorise à peaufiner le texte dans ses moindres recoins.
Quel roman (s’il y en a un) est passé injustement inaperçu à vos yeux ou n’a pas bénéficié du succès que vous lui souhaitiez ?
Famine, titre original Hunger, de Elise Blackwell, paru en 2005 chez Denoël.
À l’automne 1941, les Allemands encerclent Leningrad. Commence alors un effroyable siège qui va durer près de neuf cents jours. Prise au piège, la population meurt lentement de faim. Tandis que dans les parcs on mange l’écorce des arbres, les chercheurs d’un institut de botanique décimé par les purges staliniennes s’obstinent à protéger leur bien le plus précieux : l’inestimable collection de graines rassemblée par leur ancien directeur, disparu dans les camps.
Le public serait peut-être plus sensible aujourd’hui à ce court et très poignant récit, premier roman d’Elise Blackwell, journaliste, enseignante et traductrice. L’éditeur n’exploitant plus ce titre, l’avoir ressorti pour vous en parler me donne l’idée de récupérer les droits de ma traduction et de le proposer à une autre maison d’édition. Affaire à suivre !
Vous expliquez que le traducteur connaît beaucoup mieux l’auteur que l’auteur ne connaît son traducteur. Est-ce que le Ron Rash que vous traduisez correspond à l’homme que vous avez rencontré ? Ou plus exactement, correspond-il à l’idée que ses textes vous avaient donnée de lui ?
Oui, une idée assez proche, car Ron met, me semble-t-il, toujours un peu de lui-même dans quelques-uns de ses personnages. Et je crois avoir une vision assez précise de ses centres d’intérêt et de ses combats. Cela dit, Ron n’a rien d’un bavard expansif, et je suis plutôt d’un naturel réservé, il ne m’est donc pas si facile de vérifier ces impressions. D’ailleurs, qui sait si je ne projette pas sur l’homme ce que j’ai découvert dans ses romans ?



Dans son nouveau roman, Ron Rash place son récit au moment de la guerre de Corée. Cela vous a obligée à vous rencarder sur les armes de cette période et leur utilisation. La documentation est un aspect peu connu de la traduction, pouvez-vous nous en parler ?
Avec plaisir, d’autant que j’ai connu le monde d’avant, celui sans internet, quand les recherches, qui pouvaient prendre des allures de quête, nous faisaient sortir de chez nous, explorer l’annuaire professionnel de fond en comble, ou encore poser aux uns et aux autres, ici et là, dès que l’occasion s’en présentait, toutes sortes de questions inattendues, saugrenues, loufoques ! J’ai ainsi fréquenté beaucoup de bibliothèques, généralistes ou spécialisées, mais aussi téléphoné ou rendu visite à nombre de professionnels. Je me souviens d’avoir appelé le Muséum d’Histoire Naturelle, à Paris, et, convaincue du caractère farfelu de ma requête, d’avoir demandé à parler au spécialiste des grillons dans le monde. Une fois dirigée vers le service concerné, on me répondit sans exprimer la moindre surprise : « Désolé, mais il est actuellement en mission » !
Pour ma traduction de Kings of the Hill, en français Le Combat du siècle (Clancier Guénaud 1988), un court texte de Norman Mailer à la fois récit, essai et reportage sur le fameux combat de Cassius Clay contre Joe Frazier, j’ai interrogé un entraîneur de boxe. Par téléphone, car j’étais beaucoup trop intimidée pour me pointer dans une salle de Pigalle ! Et, à la BPI de Beaubourg, j’ai lu sur microfilms, oui, sur microfilms (!), tous les articles du journal L’Équipe relatant l’évènement. Parmi mes meilleurs souvenirs figurent un charmant et très serviable thanatopracteur, un fabricant de chapeaux, un autre de couteaux, quelques pêcheurs au lancer, des amateurs de baseball, et même un as de la voltige aérienne d’un aérodrome poitevin avec qui, si je n’avais craint les creux à l’estomac, j’aurais pu expérimenter les figures à traduire et goûter aux joies des loopings… en français dans le texte !
Les sites internet spécialisés et les inestimables ressources qu’offrent les réseaux et forums de traducteurs ont ouvert à la documentation un champ bien plus large et plus facilement accessible, peut-être beaucoup plus fiable aussi pourvu que l’on prenne la peine de recouper les informations. Mais on reste face à l’écran, c’est plutôt moins drôle !



Aux USA, le contexte religieux est très différent du nôtre, de même, la ruralité, au regard de la taille des Etats-Unis, ne représente pas la même chose qu’en France, comment on se débrouille avec ça quand il faut traduire ?
Pas facile, cette question ! Je dirais, au coup par coup. Il n’y a pas de règles ni de principes établis, je navigue d’abord à vue, en espérant m’approcher au plus près de la réalité à transcrire. Au fil des années, j’ai aussi constitué des lexiques de termes « à problèmes » et de mes trouvailles plus ou moins inspirées.



Vous traduisez aussi Louise Erdrich, que nous aimons beaucoup chez Aires Libres. Voyez-vous des points communs avec Ron Rash ?
Oui, tous deux ont commencé par la poésie, ce qui a marqué, modelé, défini leur écriture. Ils ont l’un et l’autre la belle liberté des poètes. Leur écriture en garde un phrasé particulier. Et puis la façon dont ils bâtissent une histoire est si subtile ! La construction, toujours complexe, pleine de ramifications, n’en reste pas moins très discrète. Jamais de grosses ficelles ni de tape-à-l’œil chez ces deux-là. De plus, on sent une forte empathie pour les personnages dont ils peuplent leurs romans. Pour tous ces gens qui appartiennent à des minorités plus ou moins définies et ne font pas partie des privilégiés de la société.



Quand on vit à côté de Poitiers et qu’au travail on est immergé par exemple dans les Appalaches en traduisant Ron Rash, comment vit-on ce décalage quand on regarde par la fenêtre du bureau et qu’on voit le Poitou ?
C’est vrai que le Poitou manque sacrément de reliefs, et même de rudesse, comparé aux Appalaches ! Mais pendant le temps de la traduction le monde de Ron Rash envahit le mien. J’arpente et parcours jour après jour les paysages qu’il décrit. La nature qui m’environne, quoique différente, m’inspire. À vrai dire, je me demande si, quelle que soit la région du monde, l’écart n’est pas plus grand entre vie urbaine et vie rurale.



Il existe des expressions et des mots en langue anglaise et dans sa version américaine qui n’ont pas d’équivalent en français. Comment faites-vous dans ces cas-là ?
J’invente, je réinvente, je bricole, j’improvise, je jongle, je joue, je mixe, je colle j’associe, je mitonne, je cuisine… j’explore les patois, les dialectes, les parlers populaires, l’argot, tous tellement riches et imagés, pour tenter de trouver quelque chose qui pourrait avoir une saveur approchante.
Quand on s’apprête à travailler sur le texte d’une romancière ou d’un romancier, y-a-t-il au préalable et systématiquement un échange avec l’auteur ? Ce contact est-il direct ?
Avant d’entamer le dialogue je préfère attendre un peu, avoir des questions précises à poser sur des points de traduction. Depuis l’arrivée d’internet, les contacts, les échanges réguliers, avec les auteurs et les autrices sont devenus monnaie courante. Plus besoin de passer par l’intermédiaire de l’éditeur qui parfois ne voyait pas d’un si bon œil ce rapprochement entre auteur et traducteur
Lisez-vous d’abord un texte en entier avant de le traduire ?
Oui, toujours. Je n’imagine pas faire autrement. J’ai besoin du choc de la première lecture, et aussi de savoir précisément dans quoi je m’engage.
On s’imagine que lorsque vous traduisez cela se fait en une seule fois, mais je suppose qu’il y a plusieurs relectures et versions. Comment cela se passe-t-il ?
» On », qui s’imagine que je traduis d’une seule traite se trompe. Mais ensuite vous supposez bien ! En guise de réponse, je citerai Boileau. Dans son Art poétique, il prodigue un conseil qui convient si bien à notre profession que je me suis toujours attachée à le suivre :
Hâtez-vous lentement et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
ajoutez quelques fois, et souvent effacez.
Vingt fois ? Seulement vingt fois ? Très souvent davantage, en ce qui me concerne, mais peut-être pas tout à fait autant que ne l’écrit Prévert, dont on ne devrait cependant pas négliger l’ultime recommandation !
Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, à demain si on ne vous paie pas le salaire d’aujourd’hui !
L’équipe remercie chaleureusement Isabelle Reinharez pour avoir pris le temps de répondre à nos questions.